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L'ORME CREUX

 

On l'avait planté en des temps immémoriaux. Certains disent du temps d'Henri IV. L'inventeur de la poule au pot étant passé par là, c'est ce qui en avait fait décider. Les édiles municipaux s'étaient longtemps interrogés et avaient longtemps hésité entre l'orme et le tilleul. L'un était réputé plus dur, plus résistant, l'autre donne des fleurs dont la tisane assagit les enfants. Finalement la force l'avait emporté sur la délicatesse.

A cette époque, selon les directives de Maximilien de Béthune, baron de Rosny et duc-pair de Sully, il était de bon ton de planter des arbres. Mais la coutume existait sans doute depuis fort longtemps. Surtout pour commémorer quelque haut-fait d'armes, la venue d'un monarque dans le pays, ou la naissance d'un enfant princier.

En fait, cet orme ancestral avait été le témoin de toute l'histoire du village. Il avait vu le carrosse des derniers rois se rendant avec toute leur cour dans leurs beaux châteaux de province. Il avait vu se rassembler, sur la placette qu'il dominait de sa haute stature, les volontaires de 92, en partance pour défendre la Patrie en danger. Il avait assisté, impuissant, au retour piteux des vaincus de 70 et prêté, bien contre son gré, sa belle ombre aux Prussiens qui avaient quelques jours plus tard installé leur bivouac à proximité de son tronc, au risque d'y mettre le feu.

Il avait toléré de nombreux couples d'amoureux venus roucouler sous ses branches et même il pardonnait à ceux qui poussaient la hardiesse jusqu'à graver leurs noms dans son écorce, le tout cerclé d'un cœur transpercé d'une flèche. Il avait présidé à tous les mariages et servi de toile de fond aux photographies que l'on prenait en grande pompe à l'abri de son feuillage. Il avait protégé du soleil les hommes du village qui venaient installer sous lui le gerbier, la batteuse et la locomobile et qui s'affairaient là, plusieurs jours durant, absorbés par le rite extraordinaire de la séparation du grain et de la paille. Ah ! comme il les plaignait dans le fond de son cœur, à les voir ainsi besogner, un grand mouchoir violet noué autour du cou, suer sang et eau toute la journée dans cet horrible bain de poussière et de vapeur. Mais pour lui, c'était le bon temps. Il voyait du monde et ne s'ennuyait pas. Il leur prêtait souvent main forte. C'est bien le diable si l'on n'avait pas besoin de lui passer une corde autour du ventre pour tenir les chevaux ou d’appuyer sur lui quelque charrette.

A midi on tirait le sifflet de la machine et c'était la pause. Les femmes débarquaient avec des paniers débordants de victuailles et de chopines, les bavardages et les rires reprenaient leurs droits pour une heure, après quoi un brin de sieste dans de la paille éparpillée redonnait les forces nécessaires à la reprise du travail. Notre arbre adorait ça. Et ce curieux office des prêtres autour de leur idole, se prolongeait jusqu'à la tombée de la nuit. Il appréciait beaucoup la bonne odeur de moisson et les nuées de balles soulevées par le vent le faisaient souvent rêver, même si cela lui ternissait les feuilles jusqu'à la prochaine ondée.

Et tous ces bons vieux en sabots, bourgeron noir et pantalon de velours côtelé, qui venaient s'asseoir sur un banc, adossé à son tronc, et qui fumaient la pipe sans se presser. Il les avait souvent connus très jeunes et il les aimait bien car il trouvait qu'avec l'âge, ils avaient fini par lui ressembler un peu. Par eux, il savait toutes les nouvelles du village et pour celui qui aurait su lire ses feuilles, il eût été le livre vivant de la petite et de la grande histoire de ce petit pays.

On lui disait ses secrets, les petits les insignifiants, les agréables, mais aussi les plus lourds, ceux chargés de remords et de repentance. Maintenant que la religion avait tendance à tomber en quenouille et que les gens du village boudaient le confessionnal, c'était lui qui jouait le rôle du vieux curé défunt que l'évêché n'avait pas cru devoir remplacer. Et l'on venait ainsi des quatre coins du village pour se confier à lui.

Bien sûr qu'il était vieux, bougrement vieux, même s'il avait mis du temps à s'en apercevoir. Il était creux depuis belle lurette. Comme il était trop gros et qu'il avait perdu ses branches basses, à la manière de ces vénérables éléphants qui n'ont plus que des moignons de défenses, les gamins ne pouvaient plus grimper dans sa frondaison pour aller dénicher les pies. Mais, même sur son déclin, il abritait encore des phalanges de fourmis, prêtes à partir en campagne, quelque pivert tambourineur à la recherche de la larve fouisseuse, et une demi-douzaine de grimpereaux qui passaient leur temps à récurer avec leur petit bec les moindres plis de son écorce. Sans compter le petit Ernest qui venait après l'école rêvasser en son tronc, dans une large caverne taraudée plusieurs fois par la foudre qu'attirait immanquablement ce paratonnerre géant.

Lorsque l'enfant regardait vers le haut du trou dans l'espoir d'entrevoir le ciel et qu'un peu de ses songes montait en lui comme une douce fumée, c'était du bonheur encore. C'était un peu de vrai bonheur, même si l'on se sentait presque engourdi, même si la sève avait bien du mal à grimper pour aller porter aux feuilles le signal de la régénération. Il était vieux certes, mais pas fini. Sa lente agonie pouvait encore durer assez pour voir défiler une ou deux générations.

Et il était bien, là, notre petit Ernest. Il oubliait presque les difficultés grandissantes de sa jeune vie. Sa mère morte avant qu'il en ait pu retenir le sourire. Un père porté disparu à la Grande Guerre, à la fameuse bataille des Dardanelles. Une grand-mère acariâtre qui avait bien voulu l'élever mais qui lui faisait payer en corvées et vexations de toutes sortes le service qu'elle lui rendait.

Alors, il s'était établi, entre l'arbre et l'enfant, une sorte de connivence. On pourrait presque dire une espèce d'osmose. Les chagrins de l'un fusaient dans les veines de l'autre et se dissipaient comme par enchantement. L'orme oubliait qu'il était trop vieux, le gamin qu'il était trop jeune.

— Tu sais, on serait de vrais copains, on se dirait toujours tout. Tu veux, pas vrai ? Même qu'on viendrait de loin, des îles sauvages qu'il y a là-bas au pays des bateaux qui volent, des poissons qui sautent dans les nuages et des oiseaux qui marchent au fond de l'océan. Tu crois qu'on nous accepterait, qu'on serait capables de subir les épreuves de passage ?

— Bien sûr, c'est très facile. A nous deux nous n'aurions aucun mal.

Est-ce la pie ou le corbeau qui avait entendu prononcer ces paroles ? En tout cas, elles avaient été colportées à tous les oiseaux du voisinage sans que l'on sût au juste lequel des deux, de l'arbre ou de l'enfant, les avait formulées.

Maintenant, l'arbre et l'enfant passaient tout leur temps libre à imaginer la vie qu'ils avaient connue dans ce merveilleux pays lointain. Ils en inventaient les moindres détails. Ils en imaginaient les fleurs, les rivières et les cascades. Ils évoquaient toutes les aventures qu'ils étaient censés avoir vécues ensemble.

— Tu te souviens de ce perroquet stupide qui n'avait que ces mots à la bouche: "Le capitaine est fou. Qu'on nous apporte du rhum."

— Il n'était peut-être pas aussi bête qu'il le paraissait.

— Il avait fait plusieurs fois le voyage de l'île jusqu'à Saint-Malo.

— Si nous l'avions écouté, nous ne serions jamais venus nous perdre ici.

— Il s'était réfugié dans mes plus hautes branches.

— Ah ! comme tu le protégeais bien. Les pirates ont déchargé tous leurs pistolets contre lui sans pouvoir l'atteindre.

— Le capitaine avait promis une bourse à celui qui monterait le chercher.

— Tu te rappelles le goût des fruits?

— Et la saveur de la rosée?

— Et cette petite crique de rochers verts, avec toute une plage de sable fin où jamais personne n'avait imprimé la marque de ses pieds.

Pendant des heures, ils ressassaient ainsi leurs anciens souvenirs, leur ajoutant à chaque fois de nouveaux détails, toujours plus savoureux. Mais il leur fallait bien de temps en temps, revenir à la réalité, à la triste réalité qui, quoi qu'on fasse et qu'on décide, vous colle toujours aux semelles. A l'école, le petit Ernest avait l'air absent chaque fois que la maîtresse l'interrogeait, et l'orme, lui, ne faisait attention à rien. L'enfant se faisait rabrouer sans cesse :

— Ma parole, il a dû décrocher la lune pendant son sommeil et depuis c'est un vrai Pierrot, on ne peut plus le déloger de ses rêves.

Maintenant, l'arbre non plus n'écoutait pas ce que disaient les vieux durant l'après-midi. Les cancans rapportés par les oiseaux de passage ne l'intéressaient plus. Ça lui rentrait par un trou de pic et ça sortait par un autre. Mais dès que l'enfant lui revenait, il tombait en adoration. Et celui-ci retrouvait tout aussitôt sa langue, qui ne manquait pas de pertinence, et son attention, qui faisait preuve d'une grande acuité.

Nos deux amis étaient bien trop heureux, bien trop heureux pour que certains n'en prissent ombrage, ceux qui veillent à détruire le bel équilibre des gens bien nés. De ces gens simples qui savent se satisfaire de ce que la nature leur a donné. Si la terre n'était peuplée que de ce monde-là, on aurait vite fait de voir la différence. On aurait vite fait de nager dans le bonheur.

Ce soir-là, il y eut un vent terrible. Durant la nuit, l'orme perdit l'une de ses branches. Une grosse branche qui constituait l'un de ses bras. Elle s'abattit dans l'herbe avec fracas et le lendemain, nombreux furent les badauds qui s'approchèrent de l'arbre pour faire leur commentaire sur cet événement. Vers midi, ce fut au tour du maire et de ses conseillers municipaux de venir voir ce qui s'était passé.

— Nous serons bien obligés de l'abattre, suggéra monsieur Desrosiers, l'adjoint qui s'occupait plus spécialement des travaux.

— Qu'en pensez-vous messieurs, demanda le premier magistrat du village ?

— C'est tout juste s'il donnera encore quelques stères de bois, ironisa monsieur Grorouvre, le second adjoint.

— C'est bon! Compris Desrosiers ? Tu vois ce qu'il te reste à faire ? Le plus vite sera le mieux. Il ne faudrait pas que nous eussions à déplorer quelque accident. A quelques mois des élections, on ne nous le pardonnerait pas.

Le vieil orme avait entendu la sentence. Ah ! s'ils avaient pu voir comme ses feuilles frissonnaient et comme son cœur sentait monter en lui la glace. Le soir, lorsque l'enfant vint passer son heure habituelle avec lui, il le trouva tout pleurant de rosée. L'arbre expliqua au malheureux gosse le sort qui lui était réservé.

— Ce n'est pas mieux pour moi, fit l'enfant qui avait du mal à retenir ses larmes. J'ai été en retenue après la classe parce qu'un de mes camarades avait lancé une boulette vers le tableau. La maîtresse a cru que c'était moi mais je n'ai pas voulu dénoncer mon copain. Alors c'est moi qui ai tout pris. On parle de me mettre en pension. Mais j'irai pas. Tu sais ce que nous allons faire   ?

— Je ne crois pas que cela soit réalisable.

— Mais si ! Nous allons partir, regagner notre île. Nous n'avons plus personne pour nous aimer ici.

— Je ne pourrai pas m'arracher de cette terre où j'ai grandi.

— Mais si ! je suis sûr que tu en es capable. Fais un effort  ! Aide-toi de toutes tes feuilles, de toute ta ramure.

L'orme se secoua tant qu'il put, il agita ses branches, en vain.

— C'est un effort surhumain que tu me demandes là.

— Surhumain peut-être, mais à la portée d'un géant costaud comme toi.

L'arbre essaya de nouveau de se soulever. Il trembla de toutes ses branches. La terre se fendilla ici et là et l'herbe qui poussait au pied se coucha sur le côté.

— Tu vois bien que c'est impossible.

— Mais non ! bien au contraire. Regarde devant toi et tu verras que le travail est presque déjà fini.

L'arbre fit une dernière tentative : ses branches maîtresses s'abaissèrent jusqu’à toucher le sol, il s'arc-bouta de toute la force de celles-ci contre l'allée damée de la placette et cette fois, l'on vit quelques racines dessiner sous la terre de longues boursouflures, comme si des taupes étaient en train de creuser leurs galeries à toute vitesse, un grand craquement se fit entendre et le vieil orme sortit complètement de terre, bel et bien déraciné. Il prit son compagnon par la main et tous deux s'en allèrent à grandes enjambées, à travers les prés qui bordent la rivière et qui descendent en direction du fleuve puis de la mer...

Le lendemain, les habitants du village trouvèrent leur orme plusieurs fois séculaire abattu, étalé de tout son long sur la pelouse et l'enfant coincé sous lui, tous deux morts à la même place. C'est ce que tout le monde crut. Parce que nos yeux ne savent pas bien voir. Mais en réalité, nos deux amis étaient repartis dans leur île, au pays où les bateaux s'envolent, où les poissons sautent dans les nuages, où les oiseaux marchent pour picorer au fond de l'océan et où les perroquets demandent qu'on leur serve du rhum.

Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que dans l’orme on a trouvé tous les messages que les gens du village lui avaient confiés tout au long de sa longue vie. Mais aussi, sur des feuillets comme ceux-là, toutes les histoires de ce livre. Sans doute celles d’un pauvre conteur ambulant qui n’avait pas trouvé preneur à sa littérature et qui, de guerre lasse, les avait, lui aussi confiés à l’orme creux en espérant qu’un jour peut-être, un jour meilleur...

 

 

 

LA JONQUILLE

 

Gustave Lambert s’engagea sur le sentier peu vert encore, entre les deux moitiés de plaine brunes que les labours de printemps avaient déchirées, puis striées, comme un pull-over à grosses côtes. Sa ligne allait tout droit vers la forêt encore lointaine. Gustave ne voyait qu’elle et, tout là-bas, le mur à peine reverdi qui se dressait, en apparence infranchissable.

Il n’avait d’attache avec rien. Il avait perdu son travail, ça faisait maintenant trois ans et il avait épuisé toutes les ressources sociales, toutes les péripéties de recherches, tous les succédanés d’emploi possibles. Il n’avait plus ni maison, ni famille, ni maîtres. Ni copains. Il ne savait plus au juste qui il était, ce qu’il faisait, où il allait. Il allait simplement, droit devant lui, vers son destin qui lui avait fixé rendez-vous, là-bas, Dieu seul savait l’endroit.

Il l’avait longtemps imaginé, ce printemps qui aurait pu tout faire basculer en lui. Tirer le déclic du renouveau. Mais on était encore sinon au cœur de l’hiver dans son prolongement, et des nuages noirs rayaient le ciel, en vomissant des vols de corbeaux et en laissant tomber sur les champs dénudés, des flocons épars qui finissaient par tricoter, le long du chemin, ocré par la charrue et les gels successifs, un liséré tout blanc. Le ciel ne pouvait avoir de meilleur présage que ces grolles 1 qui tournoyaient sans fin, sans savoir au juste pourquoi. Un peu comme lui. Sa ligne semblait aller droit, certes, mais elle finissait toujours en boucle. Elle finissait toujours par se mordre la queue et ramener la réalité en surface.

Il avait marché des heures, depuis l’aube et il marcha encore toute l’après-midi, jusqu’à la tombée de la nuit. La forêt n’était plus très loin. Quand il y parvint, il était à bout de forces et il se laissa tomber dans le fourré comme une masse, comme une bête sur sa litière de feuilles mortes. Il n’eut même pas le courage d’ouvrir sa musette où devait encore traîner quelque quignon de pain et le reste d’une bouteille de Beaujolais. On verrait bien demain. Si demain avait lieu. Ce qui n’était pas sûr. Plus aussi sûr que la veille encore, en tout cas.

Il dormit, il dormit. Il n’aurait su dire combien de temps. Le sommeil était son seul luxe. Avec les rêves qu’il s’autorisait. Gustave avait appris à les domestiquer, à les filtrer, à éliminer ce qui ne lui plaisait pas et ne laisser passer que ce qui lui était agréable. Sa seconde vie, au sens où l’entend Nerval, était devenue la première. Il avait fini par perdre de vue ce qu’était la réalité. Celle-ci n’était plus que le noir rideau, du réveil sur le rêve, dont il fallait le plus possible retarder la chute. Lorsque celle-ci intervenait, il n’y avait pas moyen d’échapper à sa cruelle certitude. Jusqu’au prochain coup d’assommoir qui permettait de replonger. Là-bas, où le malheur n’avait plus cours.

 

Gustave ouvrit un œil et le referma aussitôt. Un rai de soleil passait à travers les branches, aux feuilles encore jeunettes que cet hiver persistant empêchait de se détendre tout à fait, et venait s’abîmer contre sa paupière. Il se laissa quelques instants encore bercer par une douce somnolence qui empêchait la triste réalité de s’incruster en lui et d’y causer les ravages que l’on sait. Il aurait voulu prolonger ces secondes jusqu’à la fin des temps. De son temps à lui, c’eût été déjà pas si mal. Mais il n’y avait rien à faire. l’abominable état des choses reprenait le dessus et s’emparait de sa conscience. Il en avait maintes fois fait l’expérience : on ne pouvait pas "s’éterniser" dans cette espèce de torpeur qui gommait fort adroitement l’insupportable. Mais ceux-ci n’auraient bientôt plus la leur dans la nature. Sur une terre défigurée, rendue impropre à la vie.

Gustave se redressa et ouvrit cette fois les yeux. Dire que la nature est si belle ! songea-t-il. étrangère à toutes les vilenies des hommes. Si elle savait, plus d’une fois elle aurait envie de s’arrêter. Plus d’une fois, elle se dirait : à quoi bon ! A quoi bon refeuiller les arbres ? A quoi bon transformer les cerisiers en torches blanches ? A quoi bon remplacer la vieille neige par ces parterres d’anémones ? Pourquoi les yeux étonnés des pervenches et les festons de l’écureuil qui se déroulent sous les pins, d’une branche à l’autre ? Il n’en pouvait plus de se poser ces absurdes questions ? On le lui avait bien fait savoir. Il n’avait pas sa place parmi les hommes. Il secoua la neige qui s’était accumulée dans les plis de son vieux manteau et poussa un long soupir. A force de nier le réel, il avait fini par le chasser de sa conscience. Il n’y avait plus beaucoup de différence entre ce qu’il croyait et ce qu’il apercevait. Rien ne pouvait plus le surprendre, rien ne pouvait plus l’émouvoir. On a trop joué avec ta raison, se disait-il, et c’était là sa suprême lucidité. Je veux dire la dernière. Encore une étape à franchir et il serait tout à fait rendu dans le domaine de l’improbable. Le miroir ne renverrait plus d’image exacte et l’on ne serait plus en mesure de distinguer l’objet de son reflet.

En se relevant, il avait froissé avec son coude une jonquille, des plus jeunes, elle, qui s’était risquée dans la neige, une jonquille qui, comme lui, ne faisait pas la différence entre l’hiver et le printemps. Une fleur toute en dentelles qui, comme lui, n’aurait su dire si elle était du domaine de la fiction ou si elle existait vraiment. Gustave la dévisagea comme s’il s’était agi d’une jolie fille ; une fille du soleil. Ah ! ce soleil ! Il n’était pas à une facétie près. Toute la nuit, il avait laissé pleuvoir ses gouttes et la neige s’était métamorphosée en jonquilles. Il y en avait partout. Et il en naissait d’autres à chaque instant. C’était une débauche d’or dans le sous-bois. Il y en avait, il y en avait jusqu’où le regard cessait d’atteindre et Gustave les voyait dans sa tête qui s’épanouissaient de plus en plus grandes, de plus en plus souriantes et attirantes, de plus en plus dorées, au point que, bientôt, il se figura l’une d’elles au milieu de toutes les autres. Puis ce fut le soleil lui même qui descendit dans la forêt et se mit à éblouir, à illuminer, à tout noyer dans sa lumière. Gustave entra dans ce soleil et s’y laissa engloutir. Il avait franchi les portes de l’éternité.

On a retrouvé son corps, ratatiné, quasiment momifié, n’ayant plus que les os et la peau. Son visage, tourné vers le ciel, portait encore les traces des illuminations intérieures qui avaient précédé la mort. Il n’avait laissé qu’une maigre dépouille. Seul témoin visible de son passage sur cette terre où certains, en venant, ont dû se tromper de porte. Si l’on en croit l’accueil qu’ils y reçoivent.

Louis DELORME - Journal en Pointillés du 5 avril 1998.

 

Grolles : nom populaire du freux ( in Quillet encyclopédie )

 

 

 

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