top of page

     Écrire à deux plumes, c’est comme jouer du piano à quatre mains. C’est un exercice passionnant car il permet de conjuguer les qualités de l’un et l’autre auteur. Un exercice stimulant qui nous force à nous dépasser. C’est fou ce qu’il peut y avoir d’apports de l’un à l’autre, de complémentarité. Avec Mélanie Lafonteyn, nous avons passé un an à écrire namasté, nous envoyant nos textes de semaine en semaine, elle sur la femme, moi sur l’homme, nous corrigeant l’un l’autre, nous faisant mille suggestions. Chacun se devait d’apporter sa propre personnalité afin de constituer un tout qui se tienne.

     Avec Claude Pétey, pour Canevas et Un Miroir deux Regards, il s’agissait plutôt de rebondir sur nos textes, de faire des sortes de ricochets. Cela n’était pas moins enrichissant.

     Avec Paul Bensoussan, il s’est agi d’ajouter – plutôt que de confronter – nos visions sur la société puisqu’elles étaient quasiment identiques et qu’il fallait simplement les rassembler en un seul texte.

 

 

 

 

 

 

 

UNE COULEUR EST NÉE

 

Souverain le soleil, plus haut que les montagnes, plus haut que les nuages, gros bel œuf sur le plat, sur le plan de l'aile du concave bleu... où ce bleu le premier, le premier bleu de l'an, est arrivé joyeux!

De suite les voici: traits infimes, plus hauts que ligne de faîte, plus hauts que sons de cloches, un premier bal en ciel. Jeunes tracés naissants de nos longs mois d'oiseaux. Jeunes tracés de cris. De cris, de croix, de craies. Car déjà l'on croirait un grand tableau mural saturé d'équations...

Tableau noir, tableau bleu. Craie blanche au tableau noir, au tableau bleu croix blanches. Scintillement de points, de points et de virgules. Fantastique tableau envahi de formules, tableau livré aux quatre opérations!

Et le ciel est surpris. Le ciel est empêtré, amusé, abusé. Le ciel est assailli, le ciel est malmené. Le voici ciel rayé, empiété mais heureux, griffé mais accueillant. Les ailes des oiseaux, semblables à des voiles, à leurs alliées les vagues, déliées reliées à ce bel océan. Cet océan sans fin où fourmillent voiliers.

Sidérale, agile et disposée, peut-être même espiègle et de même riante, elle est ce bleu léger, bleu de ciel-bleu de mer, même bleu amical. Une couleur est née, viens lui donner un nom!

 

 

 

BERCEAU POUR UN PROCHAIN SOLEIL

 

Nous sortions des jours de neige, des temps de givre et de gel. Jours de dégels et de boues, nuages évadés, le ciel s'éclaircirait. Le ciel s'épurerait. La grand plaine renouerait avec la chaleur des sillons. Déjà, elle découvrait sa poitrine, elle respirait, nous parlait :

" Sais-tu qu'aux doigts de nos gestes gercés germe un appel aux beaux jours ? Que toujours, évacuées ses peurs grelottantes, ses nausées les plus âcres, les plus injustes, les plus mutilées, que toujours le désir a pour mire le temps de printemps   ? "

Amorphe de ses longs sols d'hiver, un besoin faisait agir la plaine. Comme les oiseaux revenus chantaient, la plaine réveillée chantait. Jouet de la force naturelle et des cycles connus, la voix de la plaine enchaînait, poursuivait : " Sais-tu que tout espoir griffé en appelle au jour où le soleil fera retour, où l'on touchera le vivace, où l'on vivra de verts, de verts vifs. Demande à l'arbre sous grand froid s'il approuve, demande à chaque tête d'arbre. Demande à toute tête humaine, confrontée aux morsures, couronnée de malheurs, s'il n'est pas conjointement lueur, s'il n'est pas simultanément cri fermé du désir et quête d'un éclat, s'il n'est pas secrètement hâte, recours, à la clarté d'un renouveau ? "

 

 

ANNIVERSAIRE

 

Tu as vingt trois ans, luisante et croquante. Tu promènes, présentement, cette irremplaçable aurore de la grâce. Toujours aussi belle, délicate et belle,à soixante treize ans.

Crois-tu, à vingt trois ans, n'être que fleur unique, solaire et secrète, d'une puissance folle à fasciner les hommes? A soixante treize ans, te voici fleur d'herbier, soignée, cinquante années soignée, toujours lumineuse, toujours généreuse.

Jour de tes vingt trois ans, je rêve t'épouser. Soixante treize années et toujours l'un à l'autre. Hier, tu es prime couleur, tu es départ de vie. Aujourd'hui, ton vécu offre une âme d'énigme, comme un silence de forêt.

Joie de tes vingt trois ans où je te veux de joie. Tu quittes vingt trois ans, d'une réflexion l'autre à marcher vers l'été. Tu te mûris d'épreuves, de saisons, de recherches...

Et sur ta marche, habile, tu rencontres ce soir tes soixante treize ans, comme un oiseau plein cieux de très large envergure, aux ailes agiles et complémentaires. Bel oiseau qui a su, tant, lutter.

 

 

 

PAYS GRAVE

 

C'est l'un de ces pays du nord de mon Pays. Dans une parfaite entité, sa géographie rappelle combien les invasions ont mutilé les paysages, combien la barbarie a brûlé les visages. C'est un pays renaissant où ses enfants, nés sous le feu d'hier, se reçoivent. Ils sont deux cents dans le village, placés dans le sillage des pluies d'est, dans ce grand courant que nature a créé sur ces contrées. Deux cents sur ces terres démembrées, réassemblées, agriculteurs et artisans, éleveurs et commerçants.

Le village est tenu de haute main, mais son sourire étrangement accueillant contraste avec son austérité : déjà, les pierres des carrières ne sont pas claires, mais de tons sévères, et les architectures ignorent le frivole. Les formes de balcons, d'escaliers ou de perrons, par les rues et les places, ne sont que formes strictes, à l'image des habitants. De plus, les couvertures sont d'ardoise, ce qui, coiffant les façades, provoque à notre surprise une impression de solidité rugueuse, volonté du sérieux, du rigoureux de ces vies, que l'on ne contredira pas.

Et cependant, deux fois la semaine, un marché, sur la place de foire, apporte son enjoué à la douce sobriété des bâtiments du bourg. Le marché projette ses cris de joie et ses couleurs de joie. Le village dans son entier, deux fois la semaine, s'oublie. Et s'oublie, au fil des jours, dans une autre chaleur, chaque fois que l'horloge de la mairie distribue d'élégantes notes, ou plus exactement quelquesgouttes de poésie, sur l'un de ces pays, du nord de mon Pays.

 

 

 

DEMAIN LEUR ÉTAIT D'IMPORTANCE

 

On ne les connaissait pas ; ils sont entrés dans la grand salle où l'Automne s'émiettait. Déjà, l'heure portait robe de nuit. Le souffle d'un vent frais réussissait à s'introduire dans la maison. Courait le petit froid des salles d'accueil insuffisamment chauffées.

 

Ils ont posé leurs chapeaux, leurs manteaux, se sont assis à la table d'hôte. Ils ont soupé. La nuit devenait dense, la lumière jaunissante. Le poêle, attentif, peinait à suffire.

 

On s'arrangerait pour les coucher tous. Demain leur était primordial. Ils partiraient dès l'aurore, dès jour levé, car le but de leurs pas était encore loin, à nombre d'heures chargées, de cette halte d'une nuit, leur seul passage parmi nous.

 

 

 

BRASSÉE

 

Dans un sourire de l'été, il sera toujours, par les volumes des campagnes, des immensités de verdures, épouses d'un infini de vallonnés,

Ajoutées à ces verts : des flaques de fleurs, dans les hautes herbes. Et par les collines, il sera toujours une jeune fille, en robe de ciel, en robe de brise, enfant transparente en ses gestes frais, son rire éclairant,

Il sera toujours cette grâce nue, cette chair légère, sa brassée sauvage inondée d'azur. Elégance née d'un vœu de soleil, enfant de la vie, en fugue insoumise,

Fée d'une jeunesse, de notre jeunesse, sourire d'été, il sera toujours...

 

 

 

ROSERAIE

 

Le tumulte aura cessé, les derniers visiteurs auront quitté les massifs. Les grilles refermées, les roses goûteront le silence. Demain, elles renaîtront sur la scène.

Entre ce futur antérieur et ce futur simple: la paix d'une nuit. Le repos. Le souris de la lune, le regard des nuages. I1 n'est plus ni parc ni pelouses. I1 est ce grand moment de calme, comme en ont besoin nos corps.

Comme en ont besoin nos cœurs, et nos esprits, et nos âmes. Espace de l'oubli, vestiaire des soucis, remise des rumeurs. Un temps de peu de temps. Déjà le jour se lève, déjà de toutes couleurs, déjà de tous parfums. La roseraie se toilette. Les jardiniers du parc auront soigné les roses et les roses, une fois roses, se dévoileront au public. Les jardiniers, dans un futur antérieur, auront disparu.

 

 

 

POUPÉE DE MA FAMILLE

 

Clown de mes lointains, de mes âges rangés; déjà deux ou trois ans jusqu'à sept ans peut-être... Clown de mes besoins premiers, totalement bouffé sous ton chapeau miteux, mon clown déchiqueté comme les restes d'un amour d'enfance.

Mon amour de chiffon que j'ai tant promené de mes doigts à mes dents, dents de lait à mon lit, de mon lit aux planchers. Clown de mes pré-sommeils, présence mâchonnée, ange de bourre et de tissu, avec des tifs de grosse laine.

Objet de ma nécessité, de ce fragile que je fus, jusqu'à ces souvenirs de ma septième année, où je viens m'égayer vers une vraie poupée, de chair, de sang, d'énergie, de beauté. Clown de mon premier cœur, sans t'avoir oublié des intimes d'hier, tu me souris encore. Même sans consistance, et mol, et sans parole, mon objet-clown démodelé, comme les restes, les lambeaux, en toute ressemblance, en toute survivance, de la beauté de mon amour d'enfance!

 

 

 

NOS US A PROPOSER

 

Pour cultiver notre bonheur, quelques lignes suffiront. Nous n'entrerons pas en forêt. Nous laisserons la très haute montagne au souffle des géants. Mais nous visiterons le sous-bois. Promenons-nous chez nous, fruits sauvages et champignons à notre portée. Truffes parfois, denrée rare. Nous serons princes d'un midi, d'un repas, d'un plat. Nous enjamberons le reste du jour en pantalon de velours, confiants et joyeux. Il y a importance à connaître son possible, à le soigner.

Ce commerce de raison est sagesse. Il est connu pour éternel. Nous veillerons à décourager les rôdeurs. Nous serons vigilants. Il nous faut apprendre le parfum d'enfer pour le nier. Il nous faut nous entêter dans le savoir du sentier. Dire merci tant au lait qu'à l'eau de la rivière. Et toilette faite, nous nous exprimerons simplement, dès l'orée de la clairière, afin d'éclairer nos suivants. Pour essaimer notre bonheur, quelques lignes suffiront.

 

 

 

HÔPITAL DE MEAUX, 13 Février 1997.

 

Elle est partie dans un sommeil. Des sondes, des circuits, l'accompagnaient. Elle n'a pu communiquer. Elle n'a pas revu la lumière du jour.

Elle s'est éteinte sans souffrir, les soignantes l'ont assuré. Elles ont libéré les réseaux, l'ont rendue à sa paix interne. Elle est entrée dans ses photographies.

A l'heure dite, un être féminin de l'invisible serait venu pour la conduire. Toutes deux se seraient éloignées de la chambre. La voix, douce, aurait proposé: " Appuyez-vous sur moi ! " Alors, peut-être a-t-elle, une fois encore, lancé, sèche, son: " Laissez-moi, je suis assez forte pour me tenir moi-même ! "

Longue lutte et longs combats versés aux souvenirs, dès un lit d'hôpital. A-t-elle ainsi franchi la porte, pour une éternité fleurie... ?

 

 

 

LE " REVENIR "

 

Goûter au merveilleux du "revenir". La clé dans la serrure, ouvrir aux souvenirs du temps écoulé. Libérer la masse d'heures prisonnières... A un moment, ou à un autre, nous avons été, nous sommes, celui qui revient. Pour un soir, une nuit, un jour ou quelques jours, celui qui rentre. Ou celui qui passe, à nouveau.

On ouvre les volets afin que la lumière retrouve ses meubles, ses objets, pour, dans l'instant, les revêtir de leurs couleurs. Afin que le sombre de l'ombre continue laisse place, s'évade. Afin que la clarté solaire dépoussière une très longue interdiction à tout ce qui avait pour habitude de vibrer.

Peu importe la façon dont vous êtes revenu, en voiture ou à pied, peu importe. La maison attendrait, la maison attendait. Et vous entrez, les bagages rassemblés dans le vestibule. Et vous ôtez votre manteau et vous paraissez à votre aise. Inspection, émotions de retrouvailles.

La salle à manger, le salon, la cuisine. Puis l'escalier et les chambres à l'étage. Satisfaction. Rien à dire, rien de changé dans la demeure. Un " Tout " resté en place ! Mais surtout : les odeurs. L'on pourrait décrire les pièces d'un logement rien qu'à les humer. " Respirer " rappelle la vie vécue ici, de la petite enfance à ce jour.

Comme il fait beau, vous courez au jardin. Là est à faire. Les pelouses sont à entretenir, les arbres à tailler. Il n'est pas très grand, le jardin, mais vers l'ouest est toujours le portique et sa balançoire. C'est peut-être l'objet le plus meublé de souvenirs. C'est là qu'elle est venue, petite fille. A dix-huit ans elle y était encore, et vous, qui l'aidiez à bien se balancer. Apprentissage du mouvoir, des départs et du merveilleux des retours

 

 

 

 

GRANDS BOIS

 

Grands bois que j'imaginais miens, qui n'appartiennent à personne, distribués sans schéma, hissés sans discipline, allaités par terre opportune à l'environnement propice, sous les cadeaux d'un ciel complice !

 

De l'hiver à l'hiver, cycle du continu, spectacles à nos sens, à nos indiscrétions. Grands bois notre fortune, notre respiration, notre satisfaction, mais bois indifférents à notre dilection...

 

Nous venons à pas feutrés, notre amitié rodée, goûteurs de l'ombre et du silence. Nous errons pour nous aérer, respirer des chairs étrangères, flatter le feu des feuilles mortes... S'évaporeront nos pensées légères, nous inventerons d'autres portes, grands bois qui n'êtes à personne, grands bois que j’imaginais miens !

 

 

 

AU TROT DE LA RENAISSANCE

 

Lorsque m'apparut la vallée, un torrent charriait les fontes. Le bouillon des eaux jaillissait d'une vulve d'enfer et le flux s'amplifiait vers l'aventure d'aval. Sur les rives, des poils drus de joncs sauvages, raides, craquants, émergeaient du sol. Ici, le sexe du monde était broussaille organisée née d'un pinceau japonais, tout en force, tout en finesse. Ne s'élançait que peu de vert aux branches, les arbres semblaient encore tracés d'un fusain, sans feuillages. A contre-jour, on les eût dit plombs de vitraux, cernant des couleurs pâles, premières, de la naissance du jour. Les pentes des versants faisaient peau neuve. Le paysage sortait d'un cauchemar et se laissait soigné par le doigté d'avril. Mais toujours le fleuve enflait entre lèvres, grossissait aussi de sons. La terre pelait çà et là, cependant, des aréoles orangées sourdaient de mamelons légers, de mottes molles mais jolies, s'harmonisant avec le ciel, pur pastel. Au trot de la renaissance, le paysage entrait en existence, il n'en soupçonnait pas l'ampleur.

 

 

UN MEURTRI

 

C'était par un matin d'hiver. Qui se souvient, qui nous dirait l'importance du froid, l'aigu de ses lames tranchantes ? La neige est là. Je n'ai pu me rendre au village, un voisin m'a surpris.

Très tôt, il apparaît, tout abîmé de flocons. Il vient m'apprendre un drame : Monsieur le Maire est mort. Monsieur le Maire assassiné sur le seuil de la nuit.

Mon voisin est parent du maire, qui lui confiait parfois des tâches délicates. Mon voisin est défiguré par la stupeur, par le soudain de la situation et par son irrémédiable. Il ne supporte pas le mot " assassinat ". Ce mot est désormais collé à son cousin. Le mot " assassinat " est entré dans sa maison et mon voisin en souffre.

Il a frappé à ma porte. Son geste est recherche d'un refuge. Oserai-je penser à l'enfant effrayé qui se précipite dans les premiers bras venus ? Je réconforterai mon voisin, mais ce verbe est-il le seul don fraternel que je puisse lui témoigner en l'instant ? Et vais-je savoir me rendre à hauteur ?

Je l'invite à s'asseoir. Je me vois lui sucrer un café, lui offrir des croissants de la veille. Je me surprends à lui communiquer une affection secrète. Dehors, un lourd silence véhiculé pose son poids sur la terre et, tel un courant d'air, il remplit le salon où nous apprenions à nous taire...

 

 

 

DANS SON ÉCRIN

 

Cessez d’interpeller l’Enfance , vous qui vous êtes égaré. Arrêtez d'évoquer l'Enfance, elle n'est pas bouée de secours. Arrêtez d'invoquer l'Enfance, elle n'a pas don de sauvetage. Elle est restée très loin, l'Enfance, au delà de cette mer que nous avons traversée. Très, très loin, au delà de cette impénétrable forêt qu'une fois, une seule, nous avons franchie. Elle est restée, l'Enfance, et vous n'avez pu l'amener.

Elle est restée en maternelle. Un jour, elle est sortie de classe et vous l'avez surprise, en cour de récréation, où elle est encore. On vous l'a décrite en ce " vert paradis " où elle est toujours. Elle vous a échappé, mais chaque jour elle vous étonne. Sans doute avait-elle un pouvoir puisque vous ne cessez de lui téléphoner. Laissez l'âge d'enfance en paix, il ne répond plus.

Laissez l'Enfance à son plan d'eau. Laissez l'Enfance à ses montagnes. A ses châteaux de sable, à ses boules de neige. Laissez l'Enfance à ses jeux, vous qui ne jouez plus. Laissez l'Enfance.

Comme bonbon, elle préférait l'innocence. Ne la réveillez pas : elle avait ce sourire qui vous a déserté. Et ne l'abîmez pas de mots : elle avait l'énergie qui n'est pas en vos chairs. Et ne lui prêtez pas de rêves : les seuls qu'elle offrait, vous les avez perdus. Elle n'avait pas ce réfléchi des âges à venir. Et les âges venus, avec leur réfléchi, se sont éloignés de la naïveté de l'aurore.

 

 

UN SONGEUR

 

Il marchait le long du canal sans le voir. De même, à longer l'eau, écoutait-il ces riens de bruits, ces riens de vibrations, venues disparues des lancées de lignes de pêcheurs ? Arrivé à l'écluse, observait-il ce bateau-quel bateau - que d'autres paumoyaient ? Cependant, à le croiser, s'il levait la tête, son regard vous pénétrait et vous créait malaise

On disait de lui qu'il vivait sans meubles. Ce genre d'homme s'entoure d'eau douce, de peupliers, de ciels, de papillons et de bruits familiers qu'il n'entend plus, mais que troublent quelquefois des ailes de canards.

Ainsi les matins, lorsque le temps l'invitait, vaquait-il – ou voguait-il – sur le halage, aller-retour, sans laisser paraître sa présence. Comme indifférent à ce rivage dont il avait besoin pour être, il vaguait sans rien voir mais non sans tout remarquer.

 

 

 

" OÙ PRÉSENTE EST MA VUE ,

PRÉSENTE EST MA RICHESSE "

 

Au premier plan s'impose un arbre, un chêne-liège. Il domine le paysage où se terre un village, plongé dans les avoines. Une lumière éblouissante dore les épis, dore les toits de tuiles, dore la crête de l'église.

Au loin, bien plus loin que toitures dorées, une forêt moutonne et ferme l'horizon. De grandes ailes dans l'azur planent sur le massif : aucun œil ne saurait ajuster un nom à ces lointaines envergures. Peut-être, à nos raisons, cette façon d'errer, ces crayonnages courbes, ces arrachés liquides à la chair bleue du ciel seraient tracés de mouettes.

La voûte céleste, en son immense, condescendante à ces fulgurances dansées, signifierait-elle à l'oiseau la dimension de son domaine ? Au loin, plus loin que l'au-delà de la masse forestière, plus loin que le regard, des ailes annonceraient, où l'œil n'a vue, la mer.

 

 

 

UN HORIZON

 

J'écris de sables infinis, mon livre est fait de plages, commencées de jeune âge, à ma première mer ; j'écris d'écumes et d'embruns  – J'écris pieds nus, j'écris mon livre des vacances où l'innocence apprend à bâtir des châteaux.

J'écris de grains collés à la fleur de ma peau, j'écris d'écume transparente où des questions, entre deux eaux, nageront au loin, sans réponse – J'écris une langue vivante, à se chercher des résonances, et ma langue est à écouter, déjà embrasse-t-elle un espace d'amour, à jeun d'éternité.

Comme il est désormais l'océan dans mon sang, à lancer ses marées, puis, à se susciter sans cesse. J'écris de haute mer et de mer repliée, toutes eaux déployées, toutes eaux submergeantes.

Sans cesse l'océan comme le vœu de l'homme, nourri aux rives du vouloir, je porte en moi présents ces flux ces reflux de combat.

 

 

 

" C'EST AU PIED DU MUR ..."

 

J'étais au pied des murs de ma vie. Pour construire son récit, il me faudrait des briques. Mon chemin de briques rencontrerait plusieurs fabricants.

Ce que j'appris en chemin, ce qui me vint d'eux, nombreux, j'en fis mes briques pour mes murs. Et de bâtir mes murs me devint communion. Puis un jour, avec cheveux blancs, me visita le sourire et le rire fusa: le rire salutaire, dérision de mon moi.

Aujourd'hui, je veux rire de mes étapes d'homme qui croyait trouver seul ses briques. Je veux rire de mon ignorance à connaître l'intérieur d'une brique. Rire de celui qui croyait l'argile permanente d'une brique l'autre!

Je sais désormais que nul ne peut trouver l'argile unique. Je veux rire du difficile de l'œuvre, et je veux poursuivre la tâche. Et je veux t'abandonner, toi qui me contredis, toi mon bel affirmatif, toi qui es au départ de mon chemin de murs, je ne peux plus être ton double, ô toi le jeune que je fus.

Me crois-tu, à bâtir mes murs, j'ai croisé des questions. J'ai soulevé des interrogations. Je ne sais de combien d'argiles je suis fait, et combien de réponses ai-je collectées? Etait-ce bien des réponses? Au cœur de ma réflexion, me crois-tu, un inconnu demeure...

 

 

Canevas de Claude Pétey

 

 

Une couleur est née

Berceau pour un prochain soleil

Anniversaire

Pays grave

Demain leur était d’importance

Brassée

Roseraie

Poupée de famille

Nos US à proposer

Hôpital de Meaux

"Le Revenir"

Grands bois

Au trot de la renaissance

Un meurtri

Dans son écrin

Un songeur

"Où présente est ma vue,

Présente est ma richesse"

Un horizon

"C’est au pied du mur..."

 

 

CONSERVERIE

 

"Je t’emmènerai jusqu’au bout du monde" : c’est ce que nous nous étions dit quand nous nous sommes rencontrés. Je ne mets pas notre sincérité en doute ; longtemps, nous avons cru que nous avions l’éternité devant nous. En nous oui ! comme une soif intarissable, comme une lampe qui ne s’arrêterait jamais de brûler.

Avec le temps, nous avons vu nos projets changer de couleur et nos besoins baisser d’un cran. Notre horizon s’est rétréci, notre rayon d’action n’ouvre plus aussi grand le compas de nos marches. Avec l’âge, on a l’impression de mettre son existence dans du formol, ses passions dans la naphtaline. Nous avons fait d’abord le tour de nos montagnes, nous avons pris d’assaut les lacs et les sommets ; rien n’était trop grand à nos yeux, trop beau pour nos désirs, trop vaste pour nos appétits.

Est venu le moment de faire le bilan de nos pérégrinations et du même coup l’obligation de les réduire. La conscience ne prend jamais racine que dans les réalités ; des réalités revues à la baisse. Quelques années encore, nous avons arpenté les bois de notre village, et les champs de la plaine qui s’ouvrait à nous avec beaucoup de fougue encore. Après, nous avons fait le tour du pâté de maisons, traçant dans le sens des aiguilles de la montre, ou dans le sens contraire, ce triangle à peu près rectangle dont je me répétais sans cesse que l’hypoténuse était, à n’en pas douter, égale à la racine carrée de la somme des carrés des deux autres côtés... Comme si la poésie avait besoin, elle aussi, de se racornir et de se réduire à des considérations mathématiques. Philosophiques  ? si peu !

Et maintenant, que nos forces se sont diluées dans les dédales du temps, s’en sont allées à la remorque du souvenir, nous risquons quatre pas dans l’allée du jardin. A condition qu’aucun pavé ne dépasse, que le soleil soit de la partie et la douceur au rendez-vous. La fatigue nous prend parfois quand nous parvenons au vieux saule. Et sur le banc que tu m’avais demandé d’installer sans savoir quelle serait sa destination, c’est parfois le sommeil qui vient nous surprendre. Ah ! si l’assoupissement connaissait le pouvoir qu’il a d’édulcorer ce monde, nous plongerions sans fin dans sa félicité.

Moi, j’ai toujours envie de t’emmener au bout du monde. Et toi, sans doute aussi de m’y conduire ou de m’y suivre. Notre regard s’est détaché de nous, nos yeux vitreux semblent fixer le vide. Mais c’est au bout de notre rêve que nous amène notre course et de l’atteindre tôt ou tard, plus tôt que tard d’ailleurs, nous demeurons persuadés. Au fond la vie ne sert qu’à se donner des raisons de la suivre sans trop de réticences ; il vaut mieux sans trop d’illusions.

 

 

 

POUR TOUT DIRE

 

On a fini par oublier ce qu’était un lever de soleil. A force de s’en priver alors qu’il n’y a qu’à... Et pourtant... Se lever avant l’aube. Préparer son sac et sortir. Regarder un instant les nappes de brouillard qui stagnent dans la vallée et font penser qu’en bas, les gens sont encore dans leur lit, dans ce duveté de la ouate qui engourdit bêtes et gens. Ecouter le coq voisin dont la voix s’éraille à cause de l’humidité. Percevoir tout à coup une bouffée de vent qui vous apporte ses parfums. Celui, peut-être bien, d’un chien de ferme qui rentre tout crotté de son escapade nocturne. Celui de l’herbe fraîchement coupée par un ancien qui bat sa faux. Qui a gardé la nostalgie des époques révolues. Voir s’effeuiller une églantine dont les pétales dégringolent sans attirer l’attention de l’épeire, trop occupée à rafistoler sa toile, toute endiamantée de rosée, mais de bonne heure endommagée par une cétoine qui voulait conquérir le monde. Aller sur le chemin, sans pensée aucune, en n’étant plus que le raclement de ses chaussures ferrées, sur le rocher qui affleure le sol. Oublier déjà hier et ne pas songer à demain. N’être qu’un bout, qu’une parcelle de l’aujourd’hui qui veut qu’on le vive à plein temps. Faire peau neuve, pour tout dire.

Et tout à coup, voir le ciel s’illuminer de rose comme si c’était la première fois qu’un tel miracle se produisait.

 

 

 

LE GRAND-PÈRE ET LE PETIT-FILS

 

Tous les après-midi, le grand-père emmenait son petit-fils au bord de la rivière. Il lui apprenait les choses, il lui découvrait la vie : l’eau qui court sur les cailloux, en laissant venir sa musique, qui se mêle à celle que fait le vent dans les roseaux ; il lui montrait les poissons au ventre argenté qui se glissent sur le banc de sable puis se réfugient dans les chevelures vertes des algues. Il lui indiquait le martin-pêcheur qui plonge son beau plumage bleu turquoise au sein de l’onde et qui remonte avec un goujon en travers du bec ; et qu’on retrouve ensuite en train de le gober sur la première racine d’aulne que la crue à dénudée à l’automne précédent.

Le vieux écartait les bras pour imiter la libellule au ventre déprimé, aux yeux globuleux, aux ailes de gaze finement nervurées et l’enfant s’imaginait voler aux côtés du vieillard et, comme lui, il se mettait à déployer ses grandes ailes pour prendre de l’altitude.

 

Ce grand-père c’était le mien et le petit-fils, c’était moi. Mais ce temps-là est bien fini. C’était quand les grand-pères vivaient encore à proximité de leurs enfants. Aujourd’hui, mes petits-enfants vivent à l’autre bout de la planète et je ne les vois que quelques jours par an.

 

 

 

ELLE

 

Certes, elle n’est pas belle. Mais elle n’est pas laide non plus. elle est pourtant loin d’être quelconque. étonnante, surprenante ? c’est le moins que l’on puisse dire ! Finalement, elle est tout, sauf ordinaire. Des êtres qu’il nous est donné de rencontrer, on se demande toujours quel hasard les a fait naître. On aimerait savoir ce qui ou qui les place sur notre chemin.

On peste de ne rien savoir d’eux et quand on les découvre un peu, quand ils se découvrent tant soit peu, on voudrait tout savoir d’eux et tout de suite. On voudrait les avoir connus de toute éternité. N’avoir fait qu’un avec eux, au point d’être présent dans leur conscience et eux dans la nôtre. La complémentarité qu’il représentent ne souffre pas d’être retardée, d’être imparfaite. Et l’on enrage à la pensée de se dire qu’il en est peut-être tout différemment en ce qui les concerne personnellement. On souffre à l’idée qu’ils nous considèrent comme de simples objets – d’étude tout au plus – on se déchire, on s’écartèle chaque fois que nous traverse la perpective affreuse que nous ne sommes rien pour eux.

Elle ? Je ne sais même pas son nom et cela fait maintenant des semaines qu’elle empoisonne mes jours et qu’elle hante mes nuits. mais comment l’aborder ? Et sous quel prétexte le faire ? C’est plus facile avec les étoiles. Même avec de simples météorites. La gravitation les pousse l’une vers l’autre et elles n’ont pas besoin de faire un effort pour oser. Chaque soir je me dis demain et chaque lendemain, je remets au jour suivant. Il faudrait que cela vînt d’elle. Mais je sens bien qu’il n’y a aucune chance de ce côté-là. Elle ne m’a peut-être même pas vu. En tout cas jamais remarqué. Ce sont des choses qui ne trompent pas, qui engendrent des regards, des attitudes sans équivoque.

Aurons-nous seulement le temps pour nous ? Les comètes font de courtes apparitions après quoi elles se volatilisent. Elle disparaîtra sans laisser de trace. Pourquoi suis-je ainsi fait  ? Incapable de prendre une quelconque initiative, de forcer le destin, de provoquer sa bifurcation ?

J’espère toujours qu’un élément extérieur interviendra qui déclenchera un processus en ma faveur. Je ne sais pas moi, un caillou qui la ferait trébucher dans la rue, un objet qu’elle échapperait, un regard – pourquoi pas – qu’elle me décocherait comme une flèche et qui me clouerait sur place. Après quoi, fière des dégâts qu’elle aurait provoqués, elle continuerait d’étendre sur moi sa domination. Il y a des moments où je me sens prêt à passer par toutes les fourches caudines qu’elle voudrait bien inventer. Mais il ne se passe rien. Seule l’indifférence à mon égard l’habite. Je la croise tous les matins et tous les soirs et elle continue de graviter à des milliards d’années-lumière. Que ne suis-je un vulgaire satellite qui s’en irait brûler au contact de son atmosphère ?

 

 

 

FIN D'ÉTÉ

 

L’été touche à sa fin. Aujourd’hui, c’était une des dernières journées chaudes. On a veillé tard au jardin. Les enfants s’en sont donné. On les a laissé faire la plupart de leurs caprices. On a servi la tisane pour les grands. les petits ont eu droit au gâteau de Savoie et aux boissons sucrées.

Demain, Paul rentrera la table et les chaises du salon que l’on croirait dessinées par Matisse, après les avoir nettoyées et peut-être repeintes en blanc. C’est chaque année la même liturgie. Il entasse tout cela dans la remise et recouvre le tout d’une bâche grise qui a quelque chose de mortuaire.

On a bien profité de la chaleur accumulée dans la courette au long d’une après-midi sans nuages. Sandrine a laissé traîner ses filles dans le gazon de l’allée et les retrouvera demain, luisantes de rosée. Jean s’est écorché le genou en gambadant et il a eu droit au mercurochrome. Quant au petit Gérard, il a perdu son " nounours " derrière le noisetier et comme il était inconsolable, il a fini par s’endormir dans les bras de sa mère. Les plus grands, eux, ont fait des parties de ping-pong, à s’en user les bras ; le va-et-vient sonore des balles a longtemps rythmé la soirée. Ils se sont maintenant assis sur le banc de pierre et ils écoulent leurs dernières forces en se racontant des bêtises, ponctuées de cris et de franches rigolades. Le grand-père semble assoupi dans son immense fauteuil en rotin ; les vapeurs d’un petit verre de vieux marc ont dû lui monter à la tête. Mais l’ancien ne dort pas vraiment. Il ferme les yeux car la journée a été rude et la fatigue lui brûle un peu les paupières. Ses rêves éculés lui traversent le crâne : c’est un peu toute sa vie qui défile devant lui et qu’il passe en revue. Cette maison qu’il a bâtie de ses mains, sa femme Annette, usée avant l’âge par leurs cinq enfants ; quarante années d’école pour tous les deux ; les problèmes de la famille, le divorce de Renée... Que d’eau a coulé sous les ponts !

Après-demain, ce sera la nouvelle lune et avec elle les matinées fraîches, emplies de brume. Avec ces longs cris d’oiseaux qui déchirent l’horizon pour sonner les grands départs. Dans quelques jours, ils repartiront tous pour la ville, chacun à ses occupations. Lui-même regagnera son petit appartement du rez-de-chaussée de la rue des Aulnettes. Sera-t-il encore de ce monde l’année prochaine, lorsque la Léa, sa fille aînée, venue en éclaireuse, fera claquer contre les murs les grands volets en bois, reverdis par l’Auguste, le jardinier de circonstance, dont on dit dans la famille que c’est lui l’hirondelle qui fait chaque année le printemps ? Va-t’en savoir ! Mais à quoi bon ? A chaque jour suffit sa peine !,

 

 

 

GLANEUR DE VENT

 

Il allait toujours au même endroit. Dans cette friche oubliée des agriculteurs, il ne restait qu’un seul arbre ; un vieux pommier fourbu qui penchait vers le sol. La terre lui avait tout donné : sa force, son caractère, sa sève... et durant bien des années, il s’était couvert de fleurs puis de pommes dont il avait tiré une fierté certaine et son propriétaire une récolte conséquente. Mais l’âge était venu avec les mousses et les lichens et, petit à petit, de larges rides avaient crevassé son écorce, les larves avaient rongé son vieux tronc, obligeant le pic-épeiche à lui percer deux gros yeux noirs au-dessous de sa fourche, qui lui donnaient un air un peu lugubre, tout étonné, lui qui était la bonté même, qui ne professait que patience et joie de vivre.

C’est fou ce que nous nous ressemblons, disait le vieux à son ami ! Regarde un peu la terre autour de toi. Elle est à l’abandon tout comme ma mémoire qui ne sait plus démêler le passé du présent. Elle est comme mon esprit qui se cherche des raisons d’exister et qui ne voudrait voir pousser que des fleurs sauvages dans les interstices de cette pauvre vie qu’il lui reste. Et que dire de mon corps ? c’est à toi qu’il ne cesse de s’identifier. Ou est-ce toi qui t’appliques à te courber vers le sol pour ne pas me faire honte ? L’homme venait, en début de chaque après-midi, s’asseoir sur une pierre plate, placée entre deux racines et s’adossait au vénérable tronc. Il méditait sur quelque idée : sur la fragilité des entreprises humaines, les bizarreries du hasard, les différences qui séparent les êtres alors que tout devrait les rapprocher. Et d’abord ce destin commun qui les conduit vers le néant. Ne fût-il qu’apparence ! Après cela, il s’assoupissait un peu, se relevait péniblement en s’appuyant sur son bâton, posait ses vieilles mains ridées sur l’écorce rugueuse et, levant les yeux vers le ciel, ce peu de ciel que ce pommier caressait encore avant de s’abattre définitivement dans la glèbe, lui parlait comme à un frère :

— C’est vrai, lui disait-il, que les hommes ne savent pas trouver les mots qui conviennent pour apprendre à s’aimer. Ah ! s’ils savaient seulement traduire les silences. Ou simplement les respecter, les préserver !

Et c’était tout ! Il repartait après avoir tapoté plusieurs fois le tronc sonore de son ami avec la pointe de sa canne.

— Lequel des deux s’en ira le premier ? songeait-il en s’en retournant vers le village où personne ne l’attendait.

 

 

 

LA DILUTION HOMÉOPATHIQUE

 

J’ai laissé un peu de mon âme dans le sillon que trace la charrue. J’en ai laissé trois grains dans l’aubépine, qui laisse s’ébrouer sa neige délicate dans les ornières du chemin. J’en ai laissé dans le recueil que m’envoie un ami avec des pages blanches où je peux consigner mes propres réflexions. Il a compris, cet homme que le livre ne menait surtout pas où l’on croyait. Où le patient se figure aboutir. J’en ai laissé une pincée sous le pas du marcheur qui gagne la colline pour y perdre tout ou partie de sa mélancolie. J’en ai perdu dans le hallier où se prépare la confection des nids. Une grosse poignée à chaque détour de mes rêves, des brassées dans l’amour dont tu m’as entouré : je n’ai gardé que ce qu’il faut pour aller jusqu’au bout de la ligne qui se termine maintenant par des pointillés juste visibles. Où l’on ne saurait lire aucun destin.

L’ai-je perdue cette âme à la laisser traîner un peu partout, à gauche de ceci, à droite de cela, et au milieu de nulle part ? Elle s’est fait souvent tirer l’oreille. Avec le temps, elle en a pris son parti. Elle s’est fait de plus en plus discrète, effacée au possible, sachant bien que mon corps ne peut pas la garder, la soigner indéfiniment, l’emprisonner comme il l’a fait durant des tas de décennies. Je ne sais toujours pas à quoi elle aspire véritablement ; à scier la branche où elle est assise, à couper le cordon ombilical qui la rattache à son associé de départ, à son module primitif ? A-t-elle bien envie de courir le risque de disparaître tout à fait ? Une fois privée de son support, qui sait ? Je crois qu’elle se dit que la part abandonnée dans les choses et les êtres, c’est peut-être ça de sauvé, ça qui lui survivra. Allez deviner !

On croit bien faire quand on prend une décision de quelque ordre que ce soit, concernant son âme, mais on pourrait bel et bien se tromper. Déjà qu’avec le corps, ce n’est pas gagné... Le mieux est-il, comme certains le préconisent, de ne rien trancher dans le vif, de ne rien arrêter du tout ? Bien malin qui le sait ! ou bien présomptueux qui se figure le savoir !

 

 

 

APPARITION-DISPARITION

 

Elle descendait la ruelle ; jouant avec les cases du trottoir. Sautant d’un pied sur l’autre en faisant attention de franchir, sans les toucher, les joints qui séparaient les dalles. La sonorité des schistes, sous son pied léger, se mêlait à la chansonnette qu’elle fredonnait en laissant quelques bribes de paroles percer à travers la musique. Le ruban jaune qu’elle portait dans les cheveux frétillait comme un papillon qui ne serait pas parvenu à décoller de la mèche où sa maman l’avait fixé. Envoûté peut-être par le vétiver qu’elle répandait derrière elle ainsi qu’une traînée de fraîcheur. J’étais moi-même fasciné par ce papillon désinvolte qui avait choisi pour se poser la plus jolie des fleurs et sans doute le plus suave des nectars pour se délecter.

Elle sautait d’un pied sur l’autre, de la gaieté à l’insouciance, d’un rayon de soleil sur l’ombre d’une branche, d’une vapeur de ciel sur une bouffée de printemps. A mesure qu’elle se rapprochait de moi, sa silhouette svelte et frétillante tournait à pleine vitesse la manivelle de mon cœur. Ses yeux, en contre-jour, attrapaient la lumière et la transformaient en rires qui cascadaient le long de ses boucles blondes, s’arrêtaient un moment sur ses dents pour lancer de petits éclairs et descendaient ensuite le long de ses jambes menues, ses jolies jambes de sauterelle qui auraient pu ne pas toucher le sol. Je priais le ciel pour qu’elle ne me dépasse jamais, pour qu’elle reste là, prise dans le présent, comme une princesse envoûtée, mais je n’avais aucun pouvoir en aval de mon rêve. J’ai dû me résigner bientôt à ne plus la voir que de dos, à la regarder disparaître.

Ah ! Qu’avais-je besoin de vivre en dehors d’elle ! J’aurais voulu qu’elle m’emporte comme l’une de ses pensées. Le lendemain, nous partions pour Paris, nous quittions notre province, définitivement. Quel besoin avait eu le hasard de me la montrer si ce n’était que pour me dire : " Regarde-la bien, parce que tu ne la verras plus jamais. "

A partir de là, je me suis souvent demandé comment et pourquoi les gens entraient dans notre vie et en sortaient, tout aussi facilement, ne faisant bien souvent qu’une brève apparition. Et je me suis questionné également à mon sujet : j’aurais aimé savoir s’il y avait des êtres pour lesquels je n’avais été qu’un météore.

 

 

 

LA NOCTAMBULE

 

Elle marche dans ma tête toutes les nuits. Elle prend possession de son domaine à la même heure, lorsque la journée passée s’efface irrémédiablement et que la nouvelle commence à prendre corps et à s’acheminer vers le petit jour. Elle entre sans crier garde, sans violence apparente, que la nuit soit de pleine ou de nouvelle lune, à la faveur d’un éclair intérieur qui lui entrouvre des possibilités. Allez savoir son véritable processus ! Toujours est-il qu’elle fait les cent pas, les cent mots devrais-je dire car ce sont ceux qui généralement lui servent de support. Elle arpente les allées désertes de la pensée, cherchant à s’introduire dans le moindre interstice où elle pourrait germer, où elle pourrait s’étaler, proliférer.

Je me dis chaque fois que ce doit être une sorte de femme mais je n’en suis pas complètement persuadé, même si sa démarche est plutôt légère que pesante, même si les traces qu’elle laisse donnent à penser que c’est d’Elle qu’il s’agit et non pas de Lui. Lui ? Je ne le sens pas vraiment. Il n’aurait pas cette façon de s’insinuer, de se couler dans les moules que mes réflexions du soir lui ont dûment préparés en songeant à sa venue plus que probable. Il ne saurait pas trouver les tournures d’esprit qui ne peuvent appartenir qu’à des modèles féminins. En dix ans, elle ne m’a pas fait faux-bond une seule fois, elle n’a pas failli à la consigne, qu’elle seule pourtant s’est imposée. Elle ne s’est jamais non plus posé la question de savoir si elle dérangeait ou pas. Avec le temps j’ai fini par me demander si elle n’était pas ici chez elle et moi l’intrus, le bernard-l'ermite qui se serait emparé d’une partie de sa coquille, coquille qu’elle réintégrerait chaque nuit pour y peaufiner le cordon de ses mots.

Comme je suis toujours à moitié endormi lors de sa venue, je me pousse un peu pour lui faire de la place et elle ne me déçoit jamais. La berceuse qu’elle me destine me convient tout à fait. Mais de là, à croire qu’au réveil, il en restera quelque chose... Toutes les nuits, elle marche dans ma tête, mais il ne reste pas la moindre trace de ses pas lorsqu’elle repart subrepticement et que le bruit de son passage n’est plus qu’un de ces souvenirs dont on se demande après coup si on ne les a pas tout bonnement inventés.

 

 

 

LES DEUX VOISINS.

 

Pourquoi le hasard s’était-il ingénié à les rapprocher ? A en faire des voisins. Eux qui étaient si dissemblables. Qui n’avaient rien à voir l’un avec l’autre, qui cultivaient leurs marottes contraire avec la même application. Qu’est-ce qu’il avait bien pu vouloir prouver, ce hasard impérieux qui règle nos destins ?

Un haut mur séparait tout du long les deux propriétés si bien qu’ils ne pouvaient pas se voir, sauf à grimper sur une échelle. Mais celui qui aurait pu regarder d’en haut eût été proprement " édifié ". D’un côté le royaume de Florentin, celui des mousses et des lichens, des plantes en désordre qui croissaient n’importe où et n’importe comment, à la va-comme-je-te-pousse et que le jardinier – si on peut encore lui accorder ce titre – ne pouvait jamais se résoudre à tailler, à rabattre, à contenir dans les justes limites de la décence ; de l'autre, celui de Silvère, toujours tiré aux quatre épingles du cordeau, avec des plants de buis qui délimitaient l’ensemble, des massifs parfaitement géo-maîtrisés, des arbres tous en espaliers aux formes palissées selon toutes les bonnes règles de l’art, tel que se le transmettent nos arboriculteurs et horticulteurs réunis.

Ici tout était sens dessus dessous, les formes imbriquées les unes dans les autres, les arbustes mêlés aux arbres et les fleurs mêlées aux feuillages, les lierres chevauchant ceux-ci, les ombres noyant celles-là, ce qui ne manquait pas de charme, de

 surprise, de curiosité, de parfums composés, de couleurs inattendues... Là, tout n’était " qu’ordre et beauté ", que calcul raisonné, ordonnancement défini, figures projetées, ce qui laissait au visiteur l’impression d’intense harmonie.

Si Florentin avait pu voir le jardin de Silvère, il eût été profondément choqué mais si l’inverse s’était produit, Silvère ne s’en serait pas remis non plus :

— Comment peut-on contraindre à ce point des êtres vivants qui ne demandent qu’à s’épanouir, qu’à s’étaler qu’à prospérer selon leur fantaisie, leur humeur, leur génie propre et les hasards de l’existence, se serait écrié Florentin le libertaire ?

— Comment peut-on laisser ainsi, à l’abandon le plus total, des sujets qu’il est au demeurant si facile de discipliner, si réjouissant de conduire à sa guise et ce, pour le plus grand plaisir de l'œil, lui aurait rétorqué le dit Silvère, sans se laisser désarmer de son sécateur, de sa serfouette et de son échenilloir ?

Et rien ne serait parvenu à les faire changer d’avis. Alors mieux valait laisser les choses en l’état. Mais le destin, qui ne fait rien au hasard, devait bien avoir quelque idée derrière la tête en les plaçant l’un à côté de l’autre ? Lui qui voit tout d’en haut devait bien s’amuser à regarder le contraste des deux parcelles.

 

 

 

ULTIME VŒU

 

Mon mouroir est chez moi au milieu des fleurs et des chants d’oiseaux. Il n’est pas dans une chambre d’hôpital, dans les odeurs de camphre, les vapeurs d’éther et de formol, dans des symphonies de blanc et des compositions de tuyaux, de flacons, d’appareils et de cathéters. Mon soleil, même flou, même voilé, même au plus noir de la mélancolie, n’est pas un Scialytique.

Laissez crever la plante qui ne vous demande rien quand elle n’aura plus assez de force pour subsister par ses propres moyens, pour avancer de par ses propres voies. Laissez-la terminer sa vie dans le terroir qu’elle s’est choisi pour germer, grandir, s’épanouir et libérer sa graine. Ne la maintenez pas artificiellement.

Laissez-moi partir où je dois aller quand viendra le moment de le faire, même si c’est nulle part. Permettez que je m’éteigne en paix et en douceur, quand ce que je vivrai ne pourra plus s’appeler vivre. Ne vous acharnez pas sur moi, sur ma chair amaigrie et de tous les côtés cousue. Ne taillez pas dans le vif du sujet sous prétexte que celui-ci est déjà plus mort que vif. Si encore je pouvais être un cobaye de quelque utilité, cela pourrait m’aider à supporter ce qu’il conviendra d’appeler un calvaire, mais j’ai grand-peur que votre entêtement à me prolonger de quelques jours, quelques mois, pour faire durer à tout prix une existence sans attrait, n’ait pas d’autre intérêt que celui d’une clinique en mal de clients.

Alors de grâce, laissez-moi, et convainquez mes parents, mes amis, de ne pas vous demander l’impossible. Savez-vous bien, nous allons tous au même endroit du rêve.

 

 

CHRONIQUE D'UNE MORT ANNONCÉE

 

Il savait qu’il allait bientôt mourir. Disparaître ! Non seulement de la circulation mais de la mémoire. Biffé comme un mot inutile, après que l’Auteur a trouvé celui qui convient mieux. Alors il se disait :

« Pendant un temps, le courrier affluera comme si de rien n'était : les prospectus qui font des offres alléchantes, bien sûr ! Les envois en nombre qui réclament de l’argent pour toutes sortes d'œuvres humanitaires. Les lettres des amis qui n’auront pas été informés. Les notes de gaz et d’électricité. Les prélèvements du téléphone et les avis d'imposition. Tout cela s’entassera sur mon bureau et tout ne sera pas ouvert. Toutes ces attaches avec la société qui font un peu notre quotidien. Comme un reste de vie qui ne veut pas partir d’un coup. Qui ne s’avoue pas vaincue.

Puis cela se raréfiera comme l’air dans une pièce confinée... Après, plus rien, le vide, le néant  »

Alors, il se mit à organiser sa mort. Un peu plus tôt, un peu plus tard ?... Tant qu’à faire !... Il retourna tout le courrier qu’il recevait avec un tampon qu’il avait fait faire exprès et qui portait la mention :

RETOUR A L'Expéditeur :

destinataire décédé.

Et la mort, il finit par se la donner, probablement par consomption. Mais cela, personne ne l’a trop su puisqu’il n’a pas laissé de trace.

 

 

 

Canevas de Louis DELORME

 

 

Conserverie

Pour tout dire

Le grand-père et le petit-fils

Elle

Fin d’été

Glaneur de vent

La dilution homéopathique

Apparition - disparition

La noctambule

Les deux voisins

Ultime vœu

bottom of page