Au pied du suc
Cela fait maintenant quarante ans et plus que Louis Delorme trace son chemin littéraire, tout seul. Tout droit. Avec l’opiniâtreté et la foi qu’on lui connaît. Il s’imprime et s’auto-édite et, des rares lecteurs qu’il rencontre, il continue de faire le bonheur. A en juger par les remerciements qu’il reçoit.
Boudé longtemps par les "grands" éditeurs, il a refusé ensuite de se plier à leurs exigences pour conserver sa liberté. La faire fleurir. Il laissera une œuvre considérable qui n’a que le défaut de n’être pas largement diffusée. Delorme accepte volontiers cela. C’est le prix à payer pour avoir la maîtrise totale de son écriture.
Et de me dire qu’il est en quelque sorte un personnage de roman. De son roman. Il se la joue comme tel. Il a tout essayé, n’a rien réussi si l’on considère que rien ne vaut rien en dehors de la reconnaissance officielle.
Et cependant ? Il a quelques poèmes qui ont fait le tour du monde, après avoir été réclamés à leur auteur par les éditeurs d’anthologies scolaires. Plus de cent écoles de par le monde se sont penchées sur ses textes et lui ont dit, en retour, ce que les enfants en avaient pensé, ce que cela leur avait inspiré, tant en matière d’écriture que de dessin, voire en musique. Les thèmes humanistes que Delorme aborde sont suffisamment porteurs pour susciter chez les élèves un grand enthousiasme. C’est peut-être là sa vraie réussite : celle du cœur. Le poète n’en demande pas davantage.
Cette chaîne d’amitié, de ferveur pour la langue, qui s’est établie entre de jeunes enfants et l’auteur de Souhait, le poème qui a connu la plus grande notoriété, avec le Centenaire, n’aura-t-elle pas, au final, une influence bien plus grande sur leur devenir que toutes lectures qu’ils auront pu faire par ailleurs, encensées par la critique, gagnées par le succès ? Je pose la question parce que je crois qu’elle se pose. Il y a bel et bien une littérature marginale qui est en train de naître, mieux ! qui se profile depuis longtemps et qui va trouver son plein épanouissement sur la toile. C’est aussi vrai dans tout le domaine artistique et tant les critiques que les promoteurs feraient bien de se lancer à sa recherche s’ils ne veulent pas passer à côté de ce qui marquera plus tard l’histoire des arts.
De cette tendance, Delorme est sans doute l’un des représentants les plus significatifs. A côté de ce qu’il écrit, il y a ce qu’il dessine, ce qu’il peint, ce qu’il grave, ce qu’il sculpte : « Ce qui a compté pour moi, m’avoue-t-il, c’était de prendre la vie à bras le corps et d’explorer tout ce qu’elle m’offrait. Ne rien dédaigner, goûter toute saveur, toute sensation, toute forme de pensée. Il n’était pas nécessaire d’avoir du succès pour entreprendre.»
A-t-il raté son but, comme il le reconnaît parfois ? Je n’en suis pas si sûr.
Antonin Rodon
DÉTOURNEMENT
Le meilleur côtoie toujours le pire.
Le bien n’est pas toujours séparable du mal.
La lumière a franchi les ténèbres immenses
Pour venir éclairer faiblement nos esprits ;
Mille siècles plus tard, ce qui n’était que cris
Est devenu la voix propice aux confidences ;
Aux échanges, aux chants, mais hélas ! aux offenses,
Aux injures qui sont le venin du mépris,
Aux stupides discours, aux mensonges pourris,
Ainsi qu’aux mots d’amour qui brodent les silences.
La langue, comme Esope a déjà su le dire,
Est bien ce qu’il y a de meilleur et de pire :
Elle n’est pas toujours bonne à donner au chat ;
Certains ne savent pas la tenir dans leur bouche,
Untel que l’on croyait muet comme une souche
Ne peut se départir de son prêchi-prêcha.
MISE EN GARDE
La véritable richesse est dans la bonne gestion de son temps.
Le poète autrefois célébrait la beauté
De celles qui semblaient des déesses humaines ;
La rose prenait place au sein des cantilènes
Symbolisant l’amour et sa fidélité.
Aujourd’hui, tout se passe avec célérité :
A la moindre occasion, le sexe se déchaîne ;
On s’unit pour six mois, voire quelques semaines,
On cherche le plaisir pas la félicité.
On déflore la vie sans même la connaître,
On croit bien la tenir, on ne fait qu’y paraître
Et l’on court au devant de bien des déceptions ;
On gâche sa jeunesse à la brûler trop vite,
On la fait s’étioler quand on la précipite,
Le temps ne donne pas une double ration.
PARTIR SANS REVENIR
On aimerait tant que le dernier départ ne fût pas triste.
J’aimerais bien encore imaginer le rêve,
Nous revoir tous les deux, foulant la mer, nus-pieds,
En suivant les contours festonnés de la grève,
Aller jusqu’à la tour où finit l’échiquier.
C’est là que le malheur, enfin, marque une trêve
Où, pour son avenir, on cesse d’être inquiet,
Où, par enchantement, la souffrance s’achève,
Où la joie ne se vit pas que sur le papier.
Là-bas est le pays des âmes retrouvées,
Qui n’ont plus de passion, qui se savent sauvées ;
Là, la haine ne fait plus ombrage à l’amour.
Là, le temps ne fait plus injure à la beauté,
Là, le plus court instant devient l’éternité.
Cette fois le billet n’aura pas de retour...
ALLER VERS QUOI ?
On a du mal à penser
que la vie n’a absolument pas été programmée.
Pourquoi la vie vint-elle à la conscience,
Probablement du fond de l’univers
Après avoir traversé des déserts
Et des années-lumière de silence ?
N’est-ce pas un souci plus qu’une chance
De constater que tout va de travers ?
Du paradis l’homme a fait un enfer
Sans savoir où mène la connaissance.
Se pourrait-il que ce fût sans raison
Cette avancée – mais vers quel horizon ? –
Qui, pour l’instant, piétine dans le doute ?
Qui reprendra la barre du vaisseau
Et remettra celui-ci sur sa route
Avant que n’intervienne le grand saut ?