top of page

 

Chapitre XLVI

 

Le lendemain, c’était la fête des enfants. On avait organisé toutes sortes de jeux à leur intention sur la place du village. On leur faisait gagner un peu d’argent qu’ils allaient ensuite dépenser sur les manèges, dans les stands de tir ou au Palais des douceurs, une baraque qui débitait du nougat et des chiques, sortes de gros berlingots à base de caramel, munis d’un bâton comme les sucettes.

Pierre et Mélanie avaient couché dans une vilaine cabane en planches, établie dans un coin de la place par une équipe de maçons. Ils y étaient tranquilles : le travail ne reprendrait pas avant mardi matin. Mais le moyen de s’en aller sans être vu, maintenant que la fête avait repris on rythme. On les reconnaîtrait et ils deviendraient de nouveau la cible de cette meute en ribote.

D’un autre côté, si quelqu’un s’avisait de les déloger de là, ce ne serait pas meilleur. Entre l’attente et l’aléatoire, la faim ne leur donna pas à choisir. ils se risquèrent au dehors, quittes à le regretter. Mais il faut croire que la nuit et le jour n’ont pas les mêmes fidèles puisque personne ne les reconnut. Ils gagnèrent la rase campagne puis, de village en village, ils atteignirent la limite du département.

Mélanie n’avait rien avalé depuis l’avant veille, hormis de l’eau bue aux sources, et elle se traînait misérablement. Pierre lui cueillait au bord de la route les rares mûres cramoisies dans les ronces déjà rouillées. Lui même sentait encore le boudin sur son estomac, si tant est qu’avoir de l’estomac ou du cœur sont parfois synonymes. mais au lieu de se plaindre, chacun jouissait de la présence réconfortante de l’autre. ça permettait d’affronter l’inconnu, d’avancer sur la ligne blanche qu’on savait ne pas pouvoir écrire avec les mots qui venaient à la tête, mais qu’on trouvait toute tracée avec ceux que les autres se feraient un plaisir de dicter. Ils trouvèrent enfin une ferme isolée où on les accueillit. Une ferme à l’ancienne, sans tracteur, sans mécanique trop poussée.

Ce n’était pas la saison du travail, mais il y avait tout de même du bois à fendre et des travaux de ménage pour peu qu’on ne manquât point de courage. La patronne étant morte, il fallait bien pourvoir aux besoins de la maison. L’homme de céans les avait reconnus ; il était à la fête, la veille au soir et, une fois dégrisé, il n’avait pas trouvé très malin les emportements de la foule, du moins à ce qu’il prétendait.

Dans ce havre de labeur, Mélanie et Pierre connurent quelques jours de répit et l’espérance leur revint. On aurait dit que l’arrière-saison, très belle aussi, voulait panser les plaies et faire oublier les épreuves passées. La vie simple, rythmée par les travaux de la ferme et les cris des bêtes, leur souriait : vieille habitude retrouvée pour Pierre, découverte merveilleuse pour Mélanie. On se levait au chant du coq et on regardait partir le maître avec sa charrette attelée de deux superbes percherons qui le rendaient plus fier encore, maintenant que la crise du pétrole avait jeté l’ombre d’une suspicion sur les mécaniques des hommes.

Pas d’interrogation à leur sujet ! De la paille, ce qu’il faut d’avoine et les naseaux se mettent à fumer dans la fraîcheur matinale. On peut leur laisser la bride sur le cou... Les chaussures ne coûtent pas cher comme les pneus et, de plus, ces machines savent faire les petits, ce qui n’est pas rien.

Après avoir fait, elle, le ménage et lui, le gros ouvrage de l’étable, ils allaient retrouver le patron dans les champs. C’était l’époque des labours. Pierre regardait avec avidité la terre grasse dont les vagues, en se retournant, laissaient présager la germination : un nouveau monde, meilleur celui-là. Pour qui ce blé lèverait-il ? Parfois, il remplaçait le fermier à la conduite du brabant et cela le replongeait dans sa jeunesse. Derrière eux, les corbeaux piochaient le sol pour en extraire les vers blancs. Pierre se demandait lequel était le sien, lequel figurait son âme et qui mourrait en même temps que lui. L’avait-il suivi depuis Brétigny tout au long de son périple ? S’était-il déguisé en mouette, là bas, sur la plage de Pampelone ?

Le long des bois, la terre fumait et se couvrait d’une écharpe de gaze qui traînait çà et là, porteuse de pensées. On était bien. La machine ne polluait pas. De temps en temps, seul un hennissement qui s’intégrait parfaitement dans le décor, participait à sa création.

« Avons-nous mérité ce bonheur », se demandait Pierre en interrogeant du regard Mélanie qui, rayonnante plus que jamais, lui renvoyait la balle d’un sourire ? Il leur arrivait de discuter pendant que le maître arpentait une pièce de terrain pour semer à la volée le blé d’hiver, après qu’on avait passé la herse pour émotter.

— Regarde-moi cette confiance en l’avenir, disait Pierre en désignant le vieux. C’est souvent que la terre l’a fait cocu, lui, mais on est opiniâtre dans ce pays, on recommence toujours ce qu’on a raté. Il est vrai qu’on a vu parfois quelques belles récoltes et en définitive, ce sont elles et elles seules que l’on retient.

Nous qui avons vécu d’idées, nous en avons aussi porté des cornes, mais ce n’est pas tant la faute de ces filles comme celle des proxénètes qui les exploitent... et nous font avaler des couleuvres. Et pourtant... Comme lui, nous continuons à labourer, à semer, à sarcler, en espérant voir la bonne graine lever et se mettre à étouffer l’ivraie. La vie est bien dure. Et pour les bêtes alors ? Au fond, Bélair n’était pas un si mauvais diable. Tu te souviens : il n’était pas peu fier de son diplôme... Dans son domaine, il avait aboli la souffrance, celle du corps. Reste à savoir si les animaux n’ont pas des rudiments d’âme. « Ils n’espèrent rien, eux, disait-il. C’est bien la moindre des choses qu’on leur évite la souffrance. » Ces paroles m’ont frappé dans la bouche de ce bourgeois. Il avait le mérite d’avoir bien étudié son affaire. Les choses ne sont pas si faciles qu’on le croit, qu’on le voudrait. Dieu s’est damné en nous mettant au monde, en nous donnant la liberté qu’il ne pouvait plus reprendre. S’il avait tous les pouvoirs, il avait aussi celui de se détruire et je me demande parfois s’il ne l’a pas fait.

Au fond, que suis-je venu faire sur cette terre, sinon pour être heureux ? Maintenant que le cercle est presque bouclé, je me dis que ça a sans doute été pour rien. Comme un rêve... mais qui l’aurait donc fait ? Et puis, si nos vies ne sont que des rêves, il y a de par le monde, des cauchemars bien plus terribles. On est seul, quoi qu’on fasse. Je sais que tu m’écoutes mais cela ne change rien à l’affaire. Tu n’es pas en moi et moi je reste extérieur à tes pensées. Sur la plage pourquoi les mecs s’agglutinaient, je te le demande : pour ne pas rester face à leur conscience. Tu te rappelles, à Pampelone, ces gars avides de découvrir leur sexe. C’est un peu leur misère qu’ils confiaient ainsi aux autres. La détresse longtemps cachée, la solitude à l’extrême.

— Tu as raison, le dialogue avec l’autre n’existe pas vraiment. Pour moi, il ne s’est rencontré que depuis que nous sommes ensemble.

— Et encore, je parle beaucoup, je me laisse aller aux confidences, j’éjacule de la pensée et ça ne va guère plus loin. pas jusqu’au bout en tout cas. L’insatisfaction est notre lot, vois-tu ! Et au fond, la meilleure des vies, c’est celle-là, au milieu de la nature. Les problèmes à résoudre font oublier le reste. Je crois que la philosophie est d’abord née de l’ennui.

Mélanie buvait ses paroles mais elle ne comprenait pas tout. Pour elle, les choses étaient souvent plus simples. Le refus en bloc de toute la machinerie humaine lui donnait la certitude d’être dans le vrai. Il n’y avait pas deux poids et deux mesures pour elle, pas de doute, pas de pour, pas de contre ; rien de mitigé, aucune demi-teinte. Elle était entière et entendait le rester. Mais la poésie des paroles de Pierre emportait son adhésion, sans qu’elle eût besoin de faire siennes les idées qui s’y trouvaient éparses.

 

Le dimanche arriva et on alla jusqu’à Saint-Ambroix pour bien marquer sa volonté de donner à fond dans cette nouvelle vie, jusqu’à observer le jour du seigneur. On fit une visite à l’église le matin et l’après-midi, on fréquenta toutes les chapelles du coin. Entendez celles où l’on dit la messe en patois et où tous les fidèles vident le calice. Il en existe encore de ces auberges sombres, au plafond bas, où l’on fait péter le poing sur la table de marbre en s’asseyant, ce qui a pour effet d’attirer les chiens trop heureux de venir se frotter à vos jambes et de vous lâcher quelque puce.

Là, Mélanie et Pierre furent tout de suite adoptés par les gens du pays et Bontemps rencontra même des paysans qui avaient eu des connaissances en commun avec lui, dans le temps. Le soir, ils restèrent dîner à l’auberge. Il s’y tenait un bal : un joueur d’accordéon à moitié aveugle qui rythmait sa musique en actionnant la pédale d’une grosse caisse et qui avait drainé vers lui une grande partie des jeunesses du coin... Pierre et Mélanie dansèrent comme deux amoureux, comme le père avec la fille qu’il marie... jusqu’à s’étourdir, jusqu’à oublier toutes les misères passées et à venir. Personne ne s’occupait d’eux. Une fois pourtant, comme ils marquaient une pause, un grand gars costaud et bien fait, se risque à venir inviter Mélanie :

— Vous dansez, Mademoiselle ?

— Je m’excuse mais je suis déjà retenue...

L’autre n’insista pas.

— Tu sais, admit Bontemps, si ça te disait, il ne fallait pas te gêner pour moi.

— Je suis ta cavalière et j’entends le rester.

Cela dit, Pierre redoubla d’ardeur et ils ne ratèrent plus une danse. A la fin, il se sentit pris de vertige et se laissa tomber sur une chaise. Mélanie s’empressa et lui épongea le visage avec la manche de sa robe. Cette caresse lui rappela et sa mère et sa femme et cela le ranima. Il prit la petite main glacée et se la passa sur les joues brûlantes et encore moites.

— Ce n’est rien, fit-il, j’ai dû trop oublier mon âge ce soir.

— Tu veux que nous allions faire un tour dehors ?

— Tu as raison, la fraîcheur de la nuit me fera du bien.

Ils marchèrent un peu jusqu’à ce que la musique de l’accordéon s’estompe tout à fait dans les ténèbres.

— Tu es bien certain que c’est passé ?

— Puisque je te le dis, tu peux me faire confiance. Ce n’était même pas un malaise. Avec une valse rapide, ces sortes d’étourdissements se produisent fréquemment. Avec Jeanne déjà, ça m’était arrivé.

Ils s’étaient arrêtés sous un hangar, tout rempli de bottes de paille, avaient dérangé des moineaux blottis dans ces interstices pour échapper au froid.

Pierre caressait les cheveux de Mélanie, lui dégageait le visage, bien que dans cette obscurité il n’entrevît même pas la lueur des yeux. Il suivit avec son index les sourcils, puis le creux du nez, puis les lèvres. Elle se rapprocha, se serra contre lui. L’odeur poussiéreuse de la paille les engourdissait. Bontemps sentit monter en lui l’envie d’aimer, de protéger cet être sans défense qui s’offrait à lui. Il se reprocha cette idée. A son âge, c’était inconvenant.

« Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’aimer ? se dit-il. Aimer, est-ce si condamnable ? Aimer, il n’y a bien que ça dans la vie. Que ça de bien ! »

Et il se jura de ne pas la souiller. Seulement, le désir du sexe l’envahissait également, ce qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps et il se mit à penser qu’il ne pourrait sans doute pas s’empêcher de succomber. Il se dégoûta mais qu’importe ! Aimer ! n’est-ce pas aussi le faire comme un homme, avec le corps autant qu’avec son âme ? » Il lui saisit les bras et ses doigts s’enfoncèrent dans la chair palpitante.

A ce moment précis, Mélanie se souvint des étreintes d’Harold et sa parole lui revint comme un trait empoisonné.

« A son âge, pour le faire bander, il faut que tu lui résistes et qu’il ait le sentiment de te violer. » Cette pensée la fit se cabrer et trembler et Pierre l’enserra davantage.

« Il avait peut-être raison ! » songea-t-elle en revoyant le visage grimaçant du jeune homme. De nouveau, la pensée folle l’habita et, excitée qu’elle était par toute une soirée de danses, elle s’arracha d’un seul coup à l’emprise de Pierre, certaine qu’il ne la laisserait pas s’échapper, et qu’au contraire, il la prendrait toute et tout de suite.

Comme elle se trompait ! Pierre se recula, effrayé de ce qu’il avait osé...

— Pardonne-moi, dit-il, j’ai dû avoir un moment d’égarement ; mais je te jure que désormais je me surveillerai mieux et que tu n’auras plus jamais à te plaindre de ma conduite.

Mélanie aurait voulu se jeter à son cou et tout lui dire mais elle ne put prononcer une parole et seules les larmes vinrent, invisibles dans les ténèbres. Ils rentrèrent à la ferme en se tenant la main. Chacun brassait ses idées noires. Mélanie s’en voulait à mort d’avoir commis l’irréparable et Pierre se figurait qu’il avait à tout jamais gâché leur bonheur en osant envisager avec elle une aventure charnelle, aventure qu’elle désirait de toute son âme, de tout son corps. Sans pouvoir le lui signifier. Tout cela parce que les pores n’ont pas encore appris à parler. Et la parole elle-même est souvent paralysée par des entraves séculaires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

XLVII

 

« Pierre est parti, Pierre est parti. Mon Dieu, est-ce que les mots veulent encore dire quelque chose ? Est-ce que de les répéter change leur signification ? Et les faits qu’ils recouvrent, qu’est-ce qui pourrait encore les modifier ? »

Mélanie divague entre son affolement et les intentions prêtées au vieux. Elle trace autour d’elle un cercle de pensées dans lequel Pierre est forcément inclus, mais cela ne les rapproche pas d’un pouce.

« Quelle mouche l’a bien piqué ? Quel nouveau drame s’est-il senti soudain en puissance de déclencher ? Pour quoi, pourquoi ? C’est-à-dire à la fois, dans quel but et pour quelle raison ? A-t-elle mérité cette dernière épreuve ? Et ne s’agit-il que d’une épreuve ? Et d’abord, y a-t-il une différence entre les deux ? Le but et la raison ? Est-ce que tout cela ne revient pas au même ? Les mots, ces putains de mots, comme disait Bontemps, savent-ils faire autre chose que les hommes cocus ? »

Si elle savait la réalité, la baudruche se dégonflerait comme cela arrive souvent, mais elle est à cent lieues de l’imaginer. La vérité ? Pierre se dégoûtait tellement "d’avoir osé envisager", selon ses propres termes – et en l’occurrence les mots qu’on baptise termes ne mentent pas – l’amour avec Mélanie, qu’il n’a pu supporter l’idée de lui imposer plus longtemps sa présence. Il a déguerpi au plus vite, au plus loin espérant que la distance mettrait entre eux la barrière qu’il fallait.

« L’amour ? Quel sens donner à ce mot ? N’est-il question que de le faire ? En tout cas, c’est bien de cela qu’il s’est agi, c’est bien cela qu’il se reproche. A son âge avec une femme si jeune. Comme s’il ne pouvait pas se contenter... de le penser ! »

Il se juge avec une extrême sévérité, comme s’il se trouvait dans la peau de Mélanie, d’une Mélanie offusquée, outrée, révoltée, qu’un vieux birbe comme lui ait osé poser les mains sur elle. S’il savait comme elle les a désirées ses caresses ! S’il pouvait se douter un seul instant combien elle regrette son geste ! Le destin n’a pas voulu les réunir. On dirait que c’est plus difficile pour lui d’accorder deux êtres également sensibles, également délicats, également enclins à peser les décisions des autres et ses propres réactions et initiatives.

En attendant, Pierre allait droit devant lui comme s’il avait dû, au bout de son chemin, rencontrer l’inaccessible, l’infini, l’absolu, comme si son attitude pouvait dénouer quelque chose, désamorcer le pire, ou au contraire le provoquer. La seule idée nette dans son esprit était qu’il venait d’entamer la dernière phase de son existence. Il n’était pas possible qu’il eût encore une autre " époque " après celle-là. C’était " la grise " et elle ne laissait présager rien de bon. Bontemps savait que quand le soleil serait noir, ce serait la fin. Il avait déjà vu des chrysanthèmes de cette couleur derrière la grille d’un jardin. Il savait bien qu’on n’était plus au pays des mouettes mais de retour dans celui des corbeaux.

Qu’importe ! il avait fait au fond ce qu’il avait espéré dans cette garce de vie. Même peut-être un peu plus que ses chances ne le prédestinaient au départ. Il avait réussi à s’extraire de ses origines et voilà qu’il y retournait. Tout était bien ainsi. La boucle se refermait. Dans les bois qu’il traversait, les châtaignes tombaient à ses pieds, ponctuant chaque pas d’une note mate. Cette partie de la Lozère ne différait en rien de l’Ardèche. Le châtaignier était présent partout, dans un état d’abandon total lui aussi.

« Combien y a-t-il de chances pour que l’une d’elles me dégringole sur le crâne ? De celles qui pendaient à mon arbre, combien sont encore accrochées ? Il me semble que ma vie en est toute jonchée et que je les ai foulées sans en faire éclater beaucoup. Si, celles qui étaient déjà presque fendues ! Mais n’en va-t-il pas ainsi de la plupart des hommes ? On dirait bien qu’ils ne sont ici-bas que pour rater quelque chose et en déduire une philosophie de l’échec. Les plus belles réussites, au demeurant, ne sont-elles pas anéanties par la mort ? Combien pèse un homme quand sonne sa dernière heure ? De toute manière, on ne les ramasse plus nos "marrons". Ils ne sont plus rentables, ni en purée ni en crème. Nos industries ancestrales sont toutes sur le déclin. Pourquoi n’accuse-t-on pas la mort d’avoir vidé notre pays ? »

Pierre avait ramassé une pomme sous un arbre. Il la ressortit de sa poche et s’étonna d’avoir encore été capable de faire quelque chose pour vivre. « La mécanique, c’est bien encore ce qui tient le plus longtemps » songea-t-il, tandis que la vision de ses voitures lui revenait : toutes celles qu’il avait mises au monde, aux destinées desquelles il avait présidé. Il essuya la pomme sur les basques de sa veste. La veille encore, il l’aurait épluchée et mangée quartier par quartier. Mais rien, plus rien ne le raccordait au passé désormais. Que ce qui n’a pas de caractère, ce qui n’est pas marqué du sceau de la personnalité : la respiration, les pulsations du cœur et les habitudes devenues inconscientes. Tout le reste balayé, répudié, au rancart, inutile sinon dangereux.

« Bon Dieu, soupira Bontemps exténué, si tu existes, as-tu mis dans ce fruit la force d’aller jusqu’au bout ? Et jusqu’au bout de quoi ? Au bout du leurre, de la comédie ? Ce fruit porte-t-il en lui le ver de l’intelligence, nécessaire pour comprendre ? Je ne demandais pas grand-chose. Ni la cause, ni des explications. Que le but !... Seulement le but. Pas de poisson d’avril ! Est-ce tant demander ? Aimer ! je n’avais plus que ce besoin ! Mais non ! jusqu’au bout l’épreuve. Et c’est moi qui me l’impose. Rien, rien, rien avant la mort !... L’inquiétude devrait s’en aller avec les forces. Au lieu de cela, elle se renforce, elle redouble quand on sent que dans l’air flotte le parfum de la vieille Gueuse . L’échéance devrait soulager ; au lieu de cela, elle déprime, elle accélère le processus d’interrogation, elle l’intensifie. La mort et la vie sont complètement étrangères l’une à l’autre et cependant, elles se passent les pouvoirs.

De la mort, je ne saurai rien, moi vivant, si ce n’est qu’elle existe et qu’on n’en revient pas. et que nul n’y échappe. C’est le seul point sur lequel Dieu, ou ce qui en tient lieu, ait permis à la mort d’être présente dans la vie. L’homme devrait s’en réjouir : c’est une de ses supériorités sur la bête. Il boit plus que de raison, il baise même lorsque la femme n’est pas en chaleur, s’empiffre jusqu’à dégueuler et il sait que ça s’arrête un jour. Pas quand, Dieu merci !... et cela, le dernier des idiots, la plus arriérée des brutes, le plus simple des sans-soucis, en ont vaguement conscience. L’homme devrait s’en réjouir et en tirer les conséquences pour ses comportements et, au lieu de cela, il redoute la mort comme son pire ennemi, et il fait tout pour l’éloigner, pour en différer l’échéance. La peur de ce qu’il y a après ? Ou de ce qu’il n’y a pas ? La peur de l’inconnu quoi ! Quand je m’imaginerais, quand je vivrais toutes les morts, je ne comprendrai rien à la mienne, parce que je serai vivant, toujours en deçà d’elle. Il faut l’avoir subie pour être au fait. Ce qui est certain, c’est qu’on y perd le corps. On n’a plus besoin de rien alors. Regarde cette loque que tu traînes après toi. On devrait pouvoir en changer comme d’une vieille défroque. Il est vrai que l’esprit n’est pas fameux non plus et savoir si ça vaudrait la peine de donner au moteur une nouvelle carrosserie. Et si l’esprit décline, c’est que l’âme elle aussi en prend un coup. Sa survie semble bien aléatoire... Ah ! Mélanie aurait bien dû t’abandonner plus tôt, sans que tu aies à le faire, toi. ça aurait étouffé tes dernières illusions de boar. Va, ne regrette rien, même si cela te coûte, tu as opté pour la sagesse. »

 

Bontemps avait pris froid, il toussait depuis le matin. C’était sa faute aussi : on n’avait pas idée de s’en aller en pleine nuit quand le thermomètre marque deux degrés au-dessous de zéro. C’est beau le givre sous le soleil levant. Les genêts comme des baguettes argentées, les toiles d’araignées comme les morceaux d’un futur patchwork qu’une fée rassemblera pour la robe de quelle princesse ? Celle de Mélanie ? ça fait partie de ces choses dont on doit se demander si on les a bien vécues du jour où l’on n’en est plus le témoin. Ces choses, que par son absence, on ne prie plus d’exister. Arrivera-t-il ce beau matin où les hommes refuseront de transmettre la vie ? La nature a bien fait les choses en associant le plaisir à la procréation. L’homme s’en est affranchi. Si l’on en croit les règles de l’évolution, on en pourrait déduire que seuls se sont reproduits, les êtres qui en tiraient satisfaction et cela aura accentué ce qui n’était qu’une tendance... Maintenant que tout est changé, qu’en sera-t-il dans cinquante ans ? Cinquante ans, c’est trop proche mais dans deux ou trois siècles ? Aurais-je des enfants, si c’était à refaire ? »

Toute la journée, Pierre se débattit au milieu de ses pensées , qui l’enveloppaient d’une brume mouvante et se redéposaient sur lui dès qu’il cessait de les agiter, dès qu’il essayait de ne plus imaginer...

Vers le soir, il avisa une meule de paille et s’y enfonça après en avoir arraché une grosse touffe dont il prit la place. Un jour maussade s’éteignait, fixant, çà et là pour survivre, des étincelles de givre qui brillaient dans la nuit naissante. Toute chose se repliait sur soi, recroquevillée par une bise mordante. Jusqu’aux cris des oiseaux qui avaient une résonance rentrée. La neige ne tarderait guère maintenant. Sur les hauteurs, déjà, ça sentait sa venue et, si l’on avait pu percer du regard l’épaisse Chantilly de brouillard qui les enveloppait, on aurait reconnu les premières plaies blanches.

Pierre s’endormit sans rêve, sans pensée, sans souvenir, plus boar que jamais. Pas même l’image de Mélanie pour venir le border dans son semblant de crèche. Il savait son village à deux pas. Le voyage tirait à sa fin. Les Bories, pour demain sans doute. Il n’avait pas eu le courage d’atteindre le sommet de la colline, sans quoi, il les aurait aperçues de là-haut. Il n’avait besoin de plus rien en tête. Tout ce qu’il aurait pu désirer, il l’avait là, à ses pieds.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

XLVIII

 

Mélanie a fait le tour du village mais elle n’y a pas trouvé âme qui vive. Et soudain, elle a entendu des chants en provenance de l’église. Elle s’est souvenue qu’on était dimanche et a compris pourquoi elle avait cru arriver dans un désert. Pour elle, l’enfant de la ville, cette chapelle accroupie au milieu des maisons avec des prunelliers et des viornes qui l’envahissent, ça fait partie du rêve. Ces branches nues qui montent de toutes parts, c’est un peu la prière qui s’élève ; les baies bleues, couvertes de pruine sont autant de regards qui scrutent les intentions de là-haut. Elle devine cela au fur et à mesure que des paroles de Pierre lui reviennent, par bribes, à la façon d’un brouillard que le soleil disperserait.

« C’est quelque chose, songe-t-elle, que d’être né sous ce climat. C’est toute la mentalité qui doit en être changée. » Quelques poules, maîtresses du village, rares pondeuses en cette saison, chantent à qui est là pour les entendre qu’elles ont pondu l’œuf.

Mélanie marcha sur les dalles disjointes du parvis, qui donnaient l’impression d’une bête vivante sur laquelle on avançait. Elle entra dans l’église... Un retardataire qui l’avait précédée, lui tendit la main qu’il venait de plonger dans l’eau bénite et, comme lui, sans savoir à quoi ça servait, elle fit gauchement le signe de la croix. Par respect pour ces gens dont elle ne voulait pas troubler le recueillement... L’assistance n’était pas nombreuse et elle en eut bientôt fait le tour. Bontemps n’en faisait pas partie et c’est sur la pointe des pieds qu’elle se retira, aux accents du Kyrie qui semblait émaner des tons chauds de la pierre, de même que cette odeur de buis et d’encens qui caractérise les lieux sacrés.

Un homme toussa, une chaise racla par terre, l’harmonium qui venait de se taire fit entendre un bruit de registre enfoncé dans la console. Le vantail grinça horriblement en se refermant derrière elle et un frisson la parcourut. Tout de même, elle n’appartenait pas à ce monde... Dehors, elle rencontra un vieillard qui se dorait sur le pas de sa porte, mais que ses jambes n’auraient pas pu porter jusqu’à "la gleïse". Quand il y retournerait, lui confirma-t-il, ce serait entre quatre planches et sur les épaules des quatre gars les plus costauds du village. Elle s’approcha du vieux et lui demanda la ferme des " Escrouseaux " dont Pierre lui avait tant parlé.

— La ferma de lous Escrousaou, répéta le vieux dans son patois, cuiz amoun ! Lou sta di Piar, yo be de tin qui zescroulada ! puis en français pour celle qui le questionnait : C’est par là, dans cette combe retirée mais vous êtes venue trop tard, ma demoiselle, vous ne trouverez qu’un tas de pierres mangé par les sureaux. Yo be de tin qué chéï pas passa per atii, ma me n’in souvinti bian. Y a qu’un mur qui tenait debout et la montée de grange. le toit n’a plus de lauzes depuis le temps...

Elle remercia et poursuivit dans la direction indiquée. Elle se fraya un chemin à travers les ronces et les " balais ". Dans les " aquéous ", les murs éventrés perdaient leurs entrailles, si durement fertilisées, des siècles durant... Il fut une époque où la peine ne comptait pas. Il faut croire qu’on y avait quelques compensations du côté du cœur. Quel spectacle désolant que cette ferme qui avait été le berceau d’une famille pendant des tas de générations et qui vous regardait bêtement avec l’œil d’une seule fenêtre aux carreaux drapés de toiles d’araignées ! Sur un pan de mur miné par la lèpre, un volet plein, tenu par un seul gond, comme un drapeau en berne. Seule la pierre du seuil émergeait des orties que les premières gelées avaient presque noircies. Sur cette énorme dalle dont le seul transport avait dû représenter un exploit, Bontemps gisait, la face contre terre, vaincu par l’adversité. Il pleurait sans retenue aucune et, soit qu’il n’entendît pas la venue de Mélanie, soit que son chagrin ne souffrît pas d’être dérangé, les sanglots continuèrent à s’échapper avec force de sa poitrine, même après qu’elle se fut approchée, même après qu’elle l’eut entouré de ses bras, même après qu’elle eut posé sa tête contre son flanc.

C’était la seconde fois que cela leur arrivait.

« Nous allons nous relever comme l’autre jour et repartir comme si de rien n’était, pensait-elle. Et puis non ! A quoi bon repartir puisque nous sommes au terme. La vie seule avait besoin de redémarrer. Le voyage s’arrêtait là, lui, et cette crise serait la dernière. »

Elle pensait vrai et se trompait aussi. Une affreuse toux secoua la poitrine de Pierre. « Il va mourir, pensa la fille. Il va mourir si l’on ne fait rien. Il a pris froid et comme il faut.

— Attends-moi là, lui dit-elle, je vais revenir avec des renforts.

Mais il était trop affaibli pour entendre distinctement ses paroles. Il les reçut comme une caresse qui l’enveloppa et dissipa la solitude qui l’avait habité depuis la veille. Il eut conscience alors et alors seulement d’avoir expié sa faute. La voix chaude Mélanie venait de l’absoudre.

Bientôt tout le village fut mis au courant de l’affaire. On sut qu’un des fils du pays était revenu et dans quelles conditions atroces. Le médecin fut mandé de Langogne et en attendant, on installa le malade à la ferme la plus proche dans un bon lit de plume. On tenta de lui faire des ventouses avec des verres à moutarde, comme on avait l’habitude dans le temps, mais elles ne prenaient pas. Sans doute les poumons étaient-ils bien atteints.

— Je l’ai bien connu autrefois, soupirait la Rosalie Mione qui les avait accueillis chez elle, les prenant pour le père et la fille. Nous avons même été cavalier et cavalière à la noce de la Julie Badiou. Si c’est Dieu possible d’en arriver là, après avoir mené tout le monde en carrosse, et c’est bien le cas de le dire.

Le lendemain, le docteur visita le vieux, diagnostiqua une pneumonie double et, vu son âge, ne laissa que peu d’espoir. Dès qu’il fut parti, Bontemps reprit ses sens, rouvrit les yeux et rencontra le regard de Mélanie qui n’avait pas cessé de le veiller. Elle fit un geste pour l’empêcher de parler mais il lui fit comprendre que ce qu’il avait à dire ne pouvait pas attendre. Tant qu’à user ses dernières forces, qu’il le fît à bon escient !

— Je suis fini, dit-il. Que tous vous le sachiez bien ! pas la peine de se donner plus longtemps la comédie. Je n’ai pas besoin de curé, mais il faut me croire, vois-tu, si je veux que la vie garde un sens. Oh ! pas la mienne ; je m’en moque mais celle des autres. Je ne peux pas me résoudre à considérer toute cette misère, toute cette souffrance pour bernique. Je refuse qu’il n’y ait rien ou alors, il ne fallait pas inventer le cœur. Je n’accepte pas qu’on m’ait volé, à la naissance.

La Rosalie s’était retirée laissant seuls le père et la fille présumée.

— Il s’en tirera, se répétait tout bas Mélanie, l’esprit est encore trop solide.

— On m’a donné un billet que je n’avais pas demandé, poursuivit Pierre. Cela me donne le droit d’applaudir ou de siffler le spectacle. La damnation, je n’y crois pas et je m’en fiche. ça ne serait pas juste non plus. Le néant ? Il n’efface pas tout. Dieu ne pourra pas faire que je n’aie pas existé, que je n’aie pas souffert, que je n’aie pas aimé, que je n’aie pas maudit. J’ai eu des torts, moi aussi, envers les êtres que j’ai côtoyés et je ne demande qu’à réparer. Envers toi d’abord ! Et je t’en demande pardon. En me donnant la vie, le créateur, si créateur il y a, a pris une décision trop grave. Il s’est damné lui-même s’il n’a rien prévu après. Mais c’est trop parler de la mort. Pardonne-moi, c’est parce qu’elle va m’atteindre ! Tu t’es bien décarcassée pour moi et je n’en valais pas la peine. Mais je suis si heureux que tu l’aies fait.

Mélanie se mordait les lèvres pour ne pas sangloter. Elle maudissait son impuissance, comme paralysée par le sort qui s’acharnait contre elle. Aucun mot ne pouvait plus sortir de sa bouche. Et lui, n’en finissait pas de s’épancher :

— En définitive, nos actes tiennent dans nos deux mains et dans ce qu’elles contenaient quand elles se sont ouvertes. Je vais te perdre comme j’ai perdu Jeanne. mais c’est moi qui pars cette fois. En te quittant, pardonne-moi de te dire ça, j’ai l’impression qu’elle et toi, n’avez jamais fait qu’un. Pourquoi a-t-il fallu que je te voie autrement que comme ma fille ?

« Mais je ne t’ai pas vu que comme mon père ! » Ces mots, ces quelques mots d’apaisement, elle les avait au bord des lèvres mais ils ne pouvaient pas sortir. Elle comprenait qu’il avait maintenant dépassé l’idée de la voir en femme et ne se sentait pas le droit de revenir en arrière. Ce qui s’était manqué était définitivement manqué. Elle n’aurait pu que lui faire du mal en le démentant.

Bontemps estimait sans doute avoir dit l’essentiel . De plus, le mal faisait son œuvre à grand pas. A partir de là, ses paroles s’espacèrent. Plusieurs fois le mot boar revint dans sa bouche associé à des phrases inintelligibles. Ses doigts crispés et froids, presque crochetés par la Gueuse, avaient saisi les mains moites de Mélanie. A un moment, elle sentit qu’il se faisait en lui une grande déchirure. La souffrance irradia le moribond jusqu’à la racine des cheveux. Il voulut dire quelque chose mais aucun mot ne sortit. La bouche demeura ouverte, le regard fixe, tout le corps relâché. Quand on lui eut fermé les yeux, il recouvra son visage souriant :

« Cette fois, ça y est, se dit Mélanie, il sait ce qu’il y a derrière. De l’autre côté du miroir. En tout cas, il n’en a plus rien à foutre. »

Dans la cuisine, la Rosalie avait mis à cuire la soupe de châtaignes et l’odeur qui s’était répandue dans la maison était peut-être la dernière chose que Pierre eût emportée. Il avait quelque chose d’un gosse ; le long des tempes grises, de petits traits rieurs et au coin de la bouche aussi, comme une légère fossette qui ne l’avait jamais quitté, tant il est vrai que, par-delà les tribulations de l’existence, on conserve quelque chose en soi qui fait que l’on se reconnaît et qu’on s’accepte en tant que tel.

Dans les allures aussi, persiste bien quelque détail qui ne saurait échapper à une mère. Mélanie avait en tête toutes ces pensées en l’examinant mais, de la mort aussi, il faut se départir et la mémoire perd encore plus vite les cadavres. Quand on voulut le mettre en bière, il fallut la tenir à quatre pour l’empêcher de s’opposer à cette opération. Elle se figurait qu’elle allait pouvoir garder son cher défunt jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’elle-même...

Au village, elle ne raconta jamais qui elle était vraiment. Elle fut adoptée par tout le monde et comme elle était devenue un peu simple, personne ne s’interrogeait plus sur elle.

Le boar.

bottom of page