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Le Mâle

 

C'est vrai qu'on regrette toujours ce qui n'est plus pour autant qu'on commence à l'apprécier alors même qu'on l'a perdu.

 

La Femelle

 

Pour autant qu'on en oublie les défauts, alors qu'ils ne s'étalent plus sous votre nez.

 

Le Mâle

 

(sentencieux) Et puis, on sait ce que l'on quitte ; on ne connaît pas ce qu'on prend. On risque de tout perdre à vouloir tout gagner. Il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre.

 

 

 

La Femelle

 

Les belles raisons, en vérité pour se vautrer dans son bien-être et pour croire qu'il est ce qu'il y a de mieux. Et le risque, le goût du risque ; le plaisir des nouvelles rencontres et le hasard des découvertes ; la surprise, les aléas, les enthousiasmes, les déconvenues, tu les as rayés de ta vie ?... Et je ne parle pas de l'idéal...

 

Le Mâle

 

Mais non ! je n'ai rien renié des rêves de ma jeunesse. Je ne dis pas que je ne te suivrai pas mais je veux que ma décision soit celle de la sagesse. Essaie de me comprendre. Si nous partons à la légère, nous n'en aurons pas de mérite...

 

La Femelle

 

Il s'agit bien de mérite... quand il est question de refaire sa vie.

 

Le Mâle

 

Que ne ferait-on pas sur un coup de tête ?

 

La Femelle

 

Si tu avais l'intention de partir, tu ne discuterais pas tant. A vrai dire, je savais que tu m'opposerais des tas de raisons, des montagnes d'arguments, pour ne pas bouger de ta coquille.

 

 

Le Mâle

 

Sans cela, tu ne m'aurais pas fait cette proposition. Tu aurais bien trop eu peur que j'accepte.

 

La Femelle

 

J'ai gâché ma vie avec toi. Et avec moi, toi, la tienne ! Moi non plus, je n'aurais pas le courage d'affronter le hasard.

 

Le Mâle

 

Pour une fois que j'avais sérieusement envisagé de m'en aller et que sérieusement, je pesais les avantages et les inconvénients...

La Femelle

 

A d'autres ! Plus de cent fois, nous avons joué la même comédie.

 

Le Mâle

 

Et plus de cent fois, je t'ai dit que je pensais à partir. Et tu ne m'as pas cru. Je ne t'en veux pas ; moi non plus, je n'ai pas accordé de crédit à mes intentions. J'étais sincère sans être emballé... Il a manqué le coup de pouce de la chance. Partir !... Il faudrait commencer par s'évader de soi ; c'est là le secret de l'embarquement, l'obstacle qu'il faut sauter.

 

La Femelle

 

Je suis fatiguée de tous ces simulacres. Nous ne pouvons pas

 

être nous-mêmes. C'est donc si difficile d'être simple, d'être direct ? A quoi sert de se compliquer la vie ? Nous ne pouvons pas nous contenter de pousser des rameaux, d'épanouir des feuilles, élever des graines, allonger nos racines ? En somme faire tranquillement notre besogne d'arbre. Nous ne savons rien faire que nous n'ayons ressassé mille fois. Nous ne vivons que dans le miroir de nous-mêmes, épiés, surveillés sans cesse par le double qui nous contemple, sûr de lui parce qu'il ne fait rien d'autre que de paraître et n'attend qu'un faux-pas dans le fil de nos actes pour risquer sur sa lèvre une moue de mépris. Je suis fatiguée de tous ces raisonnements, de toutes ces précautions. Dans notre conscience, tous les jours sont des jours de pluie ; nous n'y connaissons que l'ennui qui fait que l'on s'attache aux détails les plus infimes et qu'on devient mesquin à vouloir être trop subtil ; je n'en puis plus de me mentir. Je suis parvenue à ce degré de lassitude où le châtiment semble plus doux et plus simple que le mensonge qui saurait encore le différer. Entre l'enfer et l'éternelle incertitude, je choisirais l'enfer.

 

Le Mâle

 

C'est justement, il faudrait partir tant qu'il en est temps. Le décor est déjà par lui-même un état d'âme. Je crois que si nous en changions, tout irait pour le mieux. Nous oublierions tout le passé.

 

La Femelle

 

Partir n'est qu'un leurre, vois-tu. Un de plus. Il faudrait laisser là branches, tronc et racines. Nous sommes des

 

arbres, va, inéluctablement ; parasites du sol, tributaires du milieu. Nous n'aurions jamais dû choisir d'être des arbres. Je te l'avais bien dit que c'était dangereux. Baste ! Ça me plaisait beaucoup cette idée. Comme tu dis, l'orgueil, toujours l'orgueil ! On est beau, on est grand, et ça dure, ça dure... Ça dure trop. C'est un état qui n'est pas compatible avec notre nature. Nous étions faits pour les changements, les remous, les improvisations. Ah ! si c'était à refaire... Nous avons eu tort de nous fier à la renommée. Il est vrai qu'un arbre, ça en impose. Au printemps, quand nous sentons la sève sourdre et se mettre à bouillonner pour courir comme une folle tout au long de nos vaisseaux et s'aller muter en bourgeons, puis en feuilles, c'est comme si le paradis se venait réfugier dans nos bras grands ouverts pour nous transfigurer. En été, lorsque notre feuillage palpite et que notre peau transpire au soleil, quand les chants des oiseaux nous sortent par tous les pores, quand nous sommes les feudataires de l'amour comme de la vie, on se croirait aux premiers jours de la création. Et cette belle maladie d'automne qui ne sait pas comment se faire pardonner, usant de toutes les séductions, de tous les artifices, de toutes les beautés, de toute fantaisie pour nous donner l'envie d'en être ! Même en hiver, quand toutes nos ramilles sont comme les veines du ciel, que nus et dépouillés, nous sommes comme une prière, adressée à lui, comme une pensée de notre mère, la Terre, c'est beau un arbre, il faut bien le dire. Mais ce n'est pas assez de nos quatre saisons. La vie d'arbre est trop longue. Depuis cent cinquante ans que nous regardons les mêmes choses, nos yeux se sont usés ; et ils ont usé tout ce qu'ils rencontraient. Ils ont désappris de voir clair, à force de s'attacher aux détails.

 

 

Le Mâle

 

Nous sommes seuls responsables de notre détresse. Nos cœurs sont à sec et nos imaginations taries. L'univers n'est qu'un prétexte. Si nous ne portons pas en nous tout ce que nous en attendons, il nous paraîtra vide et sans attrait. La vie ne nous donne que ce que nous lui prêtons.

 

La Femelle

 

Justement, je suis lasse. Il faut toujours vouloir infléchir le présent, tout exiger de soi, rien espérer des autres, qui ne sont là que pour nous condamner. Comme ce serait beau d'attendre ! Attendre que quelque chose se produise, que le salut nous vienne du dehors. Se propage vers nous. Attendre que le hasard fasse un geste en notre faveur. Si c'était à refaire, je serais une vague, à la merci du flot, sans cesse recommencée, jamais finie ni épuisée. Même pas, tiens ! Je serais un reflet furtif sur la vague que j'aurais pu être, sitôt que né, dissous dans l'éternité de l'espace et du temps.

 

 

Le Mâle

 

Et que sommes-nous d'autre, en dépit des apparences ? Tu crois que nous comptons pour quelque chose, en dehors de l'ensemble ?... On ne peut pas changer sa condition. Tu sais bien que c'est impossible et que ça dépend d'eux. Ils ne veulent pas nous laisser choisir notre état. Et de dire que nous avons choisi d'être des arbres est un simulacre de plus.

 

La Femelle

 

Comme ce serait simple ! Je suis lasse d'empêcher l'événement, lasse de retenir mes feuilles, de combattre le vent, d'accrocher la terre avec mes racines, de résister au froid, différer le malheur. Il y a des moments où j'ai envie de me laisser aller, de me plier aux caprices de la bourrasque, de laisser retomber mes branches et pleurer mes rameaux, livrer mon corps aux capricornes pour qu'ils y creusent leurs galeries, laisser mon tronc devenir mou, le lierre m'envahir, la chèvre me ronger l'écorce. Ah ! que ne suis-je une simple feuille, docile et vagabonde ! (Elle laisse aller l'une de ses feuilles.) Va, ma belle, envole-toi ! A quoi bon te garder maintenant. Je n'ai plus goût à rien. Je ne te retiens plus. Te voilà libre. Deviens un beau jouet dans les doigts des rafales ! Jouis de ta jeunesse et de ton heure de gloire. Je ne te demande qu'une chose : c'est de penser à moi de temps en temps. Et dis-toi bien que quoi qu'on fasse, on n'empêche ni la vieillesse de venir, ni la mort de faire son œuvre. Allez, va-t’en, ne me tente pas, ne me laisse pas changer d'avis. (La feuille tombe.)

 

Le Mâle

 

Tu ne seras pas longue à la regretter, et ce, jusqu'au printemps prochain. Elle n'est pas allée loin ; c'était bien la peine de la flatter par de belles paroles ; elle est tombée juste à tes pieds et tu ne peux même pas te baisser pour la ramasser. Le bonheur est toujours à portée de la main mais comme une bulle, on le crève avec ses doigts.

 

La Femelle

 

Ne parle pas de mains, ni de doigts, on nous soupçonnerait de n'être plus des arbres.

Le Mâle

 

Si tu pouvais dire vrai ?... Pauvres feuilles ! Et cette autre, là-bas, qui s'est prise dans les griffes d'un églantier ! Ce n'est pas toujours drôle, le destin d'une feuille ! C'est toutes les feuilles à la fois qu'il serait intéressant d'être. Celle qui part pour un long voyage, celle dont l'enfant s'émerveille en voyant ses couleurs quasiment irréelles, celle que le vent fait monter droit au ciel comme une sorte de prière, celles qui s'en vont en fumée au feu du jardinier... Pourquoi pas ? Tous les destins mis bout à bout, c'est ce qui fait un monde... C'est sans doute cela le paradis des feuilles et ça ne doit pas exister pour les arbres. Nos destins à nous se ressemblent trop.

 

La Femelle

 

Et ce serait l'enfer que de revivre toutes ces destinées d'arbre. L'enfer, l'ennui. L'ennui à mourir... Pour mieux renaître dans un autre tronc ? Jamais !

 

Le Mâle

 

Qui sait ce que l'avenir nous réserve ? Nous aurions quand même dû partir. Essayer ! Ne fût-ce que pour pouvoir nous dire : on ne nous reprochera pas de ne pas avoir essayé.

 

La Femelle

 

Tu as raison, il faut partir, et tout de suite !

 

Le Mâle

 

Tout à l'heure, tu parlais d'être une vague. Et te voilà de nouveau prête à changer. Tout le jour tu aurais clapoté sur les flancs d'une barque et la nuit, la lune t'aurait bercée...

 

La Femelle

 

Une fois dans sa vie, faire acte de courage. Rien qu'une fois. C'est de la comédie que je suis lasse. Elle a usé une à une mes forces, gaspillé toute mon énergie, qui se serait dépensée sans compter, pour une seule fois, faire une belle chose ; comme ces plantes qui patientent toute une vie afin de mettre au monde, ô, qu'une seule fleur et mourir avec elle. La douleur de perdre mes feuilles n'a pas été capable de me tuer. Pourquoi ?

 

Le Mâle

 

Je t'approuve. Nous n'aurions jamais dû nous en laisser conter par l'habitude et la facilité. Nous n'aurions jamais dû nous enfermer dans notre petite sécurité d'arbre comme un bourgeois derrière sa clôture. Nous avons renoncé à tout, nous nous sommes fait une montagne de tout, nous avons suivi notre chemin en y traçant un sentier pour être certains de ne pas nous en écarter. Mais on ne saura jamais si c'est de vivre qui nous use ou si c'est d'être usé qui nous fait vivre ainsi. De toute manière les effets deviennent les causes d'effets plus funestes encore... à leur tour redoutables causes... Je crois qu'il est trop tard. A force d'attendre, on finit par se résigner.

La Femelle

 

La vent se lève. Il n'est jamais trop tard. C'est parce que nous étions résignés que nous avons tant attendu. Ce n'est encore que la brise et je suis bien aise d'avoir encore une feuille. Elle va m'apprendre à voler... J'aurais dû les garder toutes deux. Bientôt, ce sera la tempête ; elle va nous courber l'échine. J'ai déjà l'impression qu'on m'arrache mes branches. Nous craquons de tous nos rameaux, tremblons de toute notre écorce. Ecoute donc cette musique ! Il y a bien cent ans que nous n'avons rien entendu d'aussi beau.

 

Le Mâle

 

Oui ! c'est le Nord qui nous gouverne ! On dirait que tu as des cheveux et qu'ils ondulent comme la mer.

 

La Femelle

 

Il m'a semblé que tu avais des pieds et que tu courais sur les bruyères sans les toucher.

 

Le Mâle

 

J'ai l'impression qu'il me pousse des plumes. Tes cheveux sont comme des algues. Viens, ma petite vague ! Essaie de me donner la main. Surtout, ne perdons pas nos feuilles, nous en aurons grand besoin pour nous diriger. Nous allons filer vers le midi ; au pays du soleil et du rire, vers les plages blondes où les arbres sont toujours verts. Nous ne connaîtrons plus le temps sordide qui cogne dans nos têtes ébouriffées. Je veux tout oublier, même que j'ai été un arbre. Essaie de me donner la main. Là ! il ne faudrait pas que le bonheur aille nous séparer.

La Femelle

 

Ah ! comme c'est bon ! L'air pénètre en nous et nous gonfle comme des voiles.

 

Le Mâle

 

J'ai senti l'aile d'un oiseau effleurer le bout de mes branches et m'attirer doucement à lui.

 

La Femelle

 

C'est vrai, regarde-le ! Il piaille, il nous appelle ; il nous attend.

 

Le Mâle

 

Et les nuages ? vois comme ils sont ravis de nous voir emprunter leur sillage !

 

La Femelle

 

On dirait qu'ils nous reconnaissent et nous saluent au passage pour nous inviter à les suivre.

 

Le Mâle

 

Il sont heureux parce que nous leur ressemblons.

 

La Femelle

 

Ça y est, mes racines commencent à se détacher.

 

Le Mâle

 

Ouille ! Ça fait mal ; les toutes petites se cassent et restent dans le sol.

 

La Femelle

 

Prions pour que le vent ait la force de nous emporter   !

 

Le Mâle

 

Et surtout, qu'il ne relâche pas ses efforts avant d'atteindre le pays des songes !

 

La Femelle

 

Je ne sens plus mes bois, je flotte, je flotte...

 

Le Mâle

 

J'ai le vertige. Le ciel est sous mes pieds et les fougères font une voûte au-dessus de nos têtes.

 

La Femelle

 

Nous tombons, nous tombons à toute vitesse vers les nuages.

 

Le Mâle

 

Essaie de t'accrocher à quelque étoile.

 

La Femelle

 

Trop tard, nous avons dépassé le soleil et nous entrons comme des bolides dans la nuit éternelle. Je n'en puis plus, faites de moi ce qu'il vous plaît. (Elle se laisse choir.) Adieu, mon ami ! C'était trop difficile pour mes pauvres forces.

 

Le Mâle

 

Je le savais bien ; mais je n'ai pas voulu y croire en espérant que cela me serait compté. (Il se laisse choir à son tour.) Que la volonté des autres soit faite !

 

La Femelle

 

Nous ne sommes même pas morts ?

 

Le Mâle

 

Pas tout à fait ; pas encore !

 

La Femelle

 

C'est donc si difficile de mourir ? Le vent nous a tout juste déracinés ; et il nous a laissés en place sitôt sa besogne faite.

 

 

 

Le Mâle

 

Il ne faut pas lui en vouloir au vent. Il ne fait pas un joli métier ; il le fait consciencieusement.

 

La Femelle

 

Tu es tombé à la renverse et moi dans un autre sens ; nous n'allons même plus nous voir. Et nous allons mourir à petit feu, par manque de terre et d'eau.

 

Le Mâle

 

Nous avons dû être pris dans un tourbillon. Nous sommes bien heureux de pouvoir encore nous entendre ; et de pouvoir nous parler.. Il faut bien se faire une raison.

 

La Femelle

 

Ça ne te fait rien, toi ! Tu t'accommodes toujours de ton sort. C'est ta faute si tout ce qui nous arrive est arrivé. Tu as toujours été ainsi. Une catastrophe se produit et tout ce que tu trouves à faire, c'est dire les raisons et les causes qui l'ont provoquée. Tu expliques les phénomènes comme si cela pouvait les excuser. Tu acceptes tout. Tu as toujours tout accepté ; au lieu de te rebiffer contre les événements. Nous n'en serions pas là, si tu avais eu un peu de sang sous les ongles. Notre petite Sylvie ne serait pas morte ; quand elle a voulu partir de la maison, tu n'as rien fait pour la retenir ; tu savais ce qu'elle risquait. Mais non ! Il fallait qu'elle fasse sa vie. Qu'elle fasse ses preuves. Ça lui mettrait du plomb dans la tête ! Quand elle nous reviendrait, elle aurait acquis la sagesse et l'expérience. Mais il est des expériences qu'on ne fait qu'une fois et pour cause. Tu te figures que tout le monde est comme toi. Tu es trop fort, Maurice ; tu es un chêne, mais les autres sont faibles et désarmés devant la vie ; ils ont besoin d'être soutenus, d'être dirigés ; on ne peut pas les laisser croître à l'état sauvage. Il faut leur apporter un peu de terre. Ma petite fille, nous n'avons rien fait pour te sauver quand il était temps ; et moi, ta mère, je ne t'ai pas assez aimée pour m'opposer aux décisions de ton père.

 

Le Mâle

 

Arrête-toi, Nicole, je t'en supplie ; tu sais bien que tu te fais du mal. Continue d'être un arbre. Je te le demande pour toi. Pense à tes feuilles ! Rien qu'à tes feuilles ! Quoi que nous fassions, nous ne serons plus jamais des hommes. Ecoute, tiens, les bûcherons passent par là. Ils cognent contre les autres troncs. S'ils nous trouvent dans cet état, ils ne seront pas contents.

 

La Femelle

 

Je m'en fiche. J'en ai marre d'être un arbre, tu entends ! J'en ai marre. Et je ne veux pas guérir ; je ne veux pas guérir ; guérir, pour retrouver intacts mes cauchemars et mes peines  ? Je ne puis plus vivre avec eux. Je n'aurais jamais dû t'aimer. Je n'étais pas faite pour mener ta vie. J'étais trop faible ; et jamais tu n'aurais réussi à descendre à mon étage d'existence. C'est vrai que la douleur s'émousse contre toi. Mais tu ne comprends donc pas qu'à force de se frotter à moi, elle a fini par m'user ? C'était idiot, cette idée de finir en arbres !

 

Le Mâle

 

Les bûcherons sont près de nous. Laisse venir à moi une de tes racines. Qu’elle s’entrelace avec les miennes  ! Ne sens-tu pas nos sèves qui se mélangent ? Laisse une de tes branches se bercer dans les miennes. Même pas, tiens ! un simple rameau, le plus petit qui soit. Il se soudera avec l’un des miens. Et bientôt, nous ne serons plus qu’un seul arbre. De cette osmose naîtra le vrai bonheur. La plénitude qui nous fut ôtée à l’origine. Nous n’aurons plus qu’une pensée et nul ne pourra plus savoir ce qui est toi, ce qui est moi.

 

La Femelle

 

Il est trop tard, tu le sais bien. Nous avons tout raté Maurice.

 

Le Mâle

 

Ils ont traversé la clairière. Ils se cachent derrière les troncs ; cesse de dire des bêtises. Ne fais rien qui soit de nature à éveiller leurs soupçons. Allons, fais un effort ! Tâche encore d'être un arbre. Le temps qu'ils s'éloignent. Après, tu feras comme bon te semble.

 

La Femelle

 

Adieu, Maurice ! Je rentre dans ma nuit. Toute étoilée de chiffres, toute fleurie de peurs et d'absurdités ; sept et deux : douze ; huit et cinq : quatre. Trois fois six : neuf. Allons, mes enfants, répétez ce que je viens de dire. Chut ! je vais punir tous ceux qui parlent pour ne rien dire. Nous allons finir la dictée : il y avait, virgule, une fois, virgule, dans la forêt, virgule, un arbre qui s'ennuyait, virgule et qui aurait bien voulu, aurait bien voulu devenir un homme, point. Mais il fallait pour cela qu'il cessât d'être un arbre, et ça, il ne le pouvait... points de suspension. Malheureusement, les coups de baguette magique, virgule, cela n'existe que dans les contes, point final. La bataille de Marignan est née en 1515 ; elle était la fille de François premier et elle fut baptisée par Bayard, le chevalier sans cravate et sans masque. Le papillon est une fleur à quatre pétales de la famille des papilionacées. Lorsque la poule pond son œuf, c'est qu'elle a envie de jouer aux boules. (Elle déambule comme dans une classe, en riant comme une folle.) Si elle les fait ovales, mes agneaux, c'est parce qu'on lui a donné pour modèle un ballon de rugby. La maladie s'accorde en genre et en nombre avec le microbe auquel elle se rapporte... (Les deux infirmiers s'approchent d'elle, se saisissent d'elle et lui passent la camisole de force. ) Jean le Bon fut fait prisonnier à Waterloo et on l'enferma à la Bastille parce qu'il n'avait pas voulu manger sa soupe. Du Guesclin essaya bien de le délivrer, mais il n'était pas assez grand pour monter les marches d'escalier ni assez beau pour séduire la fille du geôlier. (Les deux infirmiers l'emmènent cependant que le mâle a repris sa position d'arbre. Après s'être un peu débattue, elle se résigne et rit. A partir de là, les deux, mâle et femelle pourront parler en même temps) Garde-toi tant que tu vivras de juger les gens sur la mine de crayon. Le lièvre et la tortue en sont une gageure. L'abeille est un mal nécessaire qui prend sa source dans le blanc des yeux et non pas au mont Gerbier des joncs comme on l'a cru trop longtemps. Ceux qui n'ont qu'un œil sous leur parapluie n'aiment pas les éclats de lune.

 

Le Mâle

 

J'ai des racines, un tronc, de l'écorce et des branches. Au bout de mes branches, je porte des rameaux. Au printemps prochain, je me couvrirai de bourgeons ; mes bourgeons éclateront bientôt pour donner des feuilles. Tout l'été, elles resteront vertes. Elles se rouilleront avec la venue de l'automne et commenceront à tomber. (Un docteur passe dans l'allée, les mains croisées sur son ventre, et l'on voit à sa mine réjouie qu'il est satisfait de son pensionnaire. ) Tout l'hiver, mon squelette restera nu et dépouillé. Et tout recommencera au mois de mars suivant. J'aurai des racines, un tronc, de l'écorce et des branches. Au bout de mes branches, je porterai des rameaux... Quand je serai trop vieux, les bûcherons viendront me couper pour faire du feu. Mais en attendant, je suis un arbre, je suis un arbre, je suis un arbre...

 

FIN

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