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LOUIS DELORME

 

 

LA CONDITION D'ARBRE

 

( Pièce en un acte )

 

 

Il a été tiré quinze exemplaires

marqués de A à O

et réservés à l’auteur.

 

I. S. B. N. 2-900742-94-3

© by Louis DELORME

 

 

 

 

 

 

Personnages :

 

Les arbres : Le mâle - la femelle

 

Les bûcherons : deux infirmiers de l'hôpital psychiatrique.

Un docteur, muet.

La scène est dans le parc de la maison de santé.

 

 

Cette pièce, écrite en 1968, devait être créée par Louis et Michèle DELORME, à la Maison des Jeunes et de la Culture de Dourdan. Ils ont appris leur rôle mais, indépendamment de leur volonté, n’ont pas pu jouer, l’accès de la scène leur ayant été refusé.

 

 

 

 

Scène 1 : Le mâle - La femelle.

 

La femelle entre en scène et vient se mettre en position d'arbre, une feuille dans chaque main.

 

 

La Femelle

 

L'été s'en est allé ; ce n'est pas une vie ; lui qui m'avait juré de ne pas faire comme les autres ; il m'avait promis de rester pour me faire plaisir. C'est toutes les années la même chose ; il savait bien qu'il ne pourrait la tenir sa promesse... Je le savais aussi ; mais on aime se faire illusion.

 

Le Mâle

 

( à son tour entre en scène et prend sa position d'arbre. Il ne lui reste qu'une feuille.)

C'est vrai que l'illusion nous permet d'espérer.

 

La Femelle

 

Et l'espoir nous empêche de mourir ; faute de nous faire vivre. Il ne te reste qu'une feuille ? Comment cela t'est-il arrivé ?

 

Le Mâle

 

Comme toujours. On rêve. On s'endort à demi. Devant tant de couleur, on se croit devenu poète. On relâche son attention ; et le vent, le vent qui sait tout de nos pensées, qui comprend tous nos états d'âme, en profite pour nous voler la feuille qu'on s'était juré de ne jamais laisser partir. (Il ouvre sa main droite vide et la referme.)

 

La Femelle

 

Trop d'amour ne peut qu'engendrer l'ingratitude. Mes pauvres filles ! Elles s'en sont toutes allées courir la prétentaine. Je les avais trop cajolées ; c'est toujours la même chanson. Elles se figurent qu'elles rencontreront monts et merveilles. Le prince charmant des feuilles. Et elles finissent toutes dans la boue. C'est toutes les années la même chose. On se demande pourquoi on continue de les mettre au monde.

 

Le Mâle

 

Que veux-tu, c'est l'habitude ! L'habitude, c'est ce qui fait vivre.

 

La Femelle

 

Avec l'oubli, c'est vrai ! La douleur d'enfanter s'oublie avec les premières bouffées de printemps. Ah ! si l'on n'avait pas ces rhumatismes ! Ce matin, j'ai une branche qui me fait un mal de chien. Je ne peux plus la remuer.

 

Le Mâle

 

Tu veux dire un mal d'arbre ! Avec ce brouillard !... Il n'y a pas d'automne sans brouillard. Ça ne doit pas exister. Chaque plaisir a sa contrepartie. C'est fait exprès pour nous inciter à la modération.

 

La Femelle

 

Heureusement ! sans cela, nous aurions des feuilles tous les quinze jours.

 

 

 

Le Mâle

 

Et puis, ça nous donne le goût des changements.

 

La Femelle

 

Tu as raison. Le paradis n'est pas de ce monde ; et ce monde est bien fait pour nous donner l'envie d'y aller. Le paradis n'est pas de ce monde ; il n'y a que nos feuilles pour ne pas le croire... Dis, avoue que tu l'as un peu aidé, le vent, à te ravir la plus belle de tes feuilles. C'est un joli parti, le vent. Tous les pères sont bien les mêmes. Du moment qu'un prétendant les flatte, ils sacrifieraient leur progéniture au premier venu.

 

Le Mâle

 

Ne dis pas de bêtises, tu me donnes le frisson. C'est vrai qu'elle était belle. Toute mordorée. Toute en dentelles. Avec de fines veines qui marbraient son visage. Elle était ma fierté : ma fierté et mes craintes ; comme toutes les jolies filles de tous les bons pères.

 

La Femelle

 

Oh ! cette branche ! Je crois que j'y ai les fourmis !

 

Le Mâle

 

C'est vrai qu'elles prennent déjà leurs quartiers d'hiver. Elles se réfugient sous ton écorce. C'est comme moi, le lichen m'a fait une belle barbe. C'est gentil, non ?

 

La Femelle

 

C'est quelque chose de savoir qu'on a des amis, et des vrais... Tu es bien sûr que tu ne l'as pas un peu aidé, le vent , à te la prendre ?

 

Le Mâle

 

Je ne sais pas... je ne sais plus.

 

La Femelle

 

On dit ça mais... à la vérité...

 

Le Mâle

 

Il faut bien dire quelque chose. Quand on ne pourra plus se mentir, ce sera la fin. Je la lui aurais peut-être donnée s'il me l'avait demandé, le vent. Alors qu'est-ce que ça change ? Je ne dis pas cela pour me consoler.

 

La Femelle

 

Je sais, je sais... On n'est pas fâché de donner sa fille à une canaille, si ça peut lui permettre de réussir.

 

Le Mâle

 

Je me suis encore laissé avoir. Tu le connais le vent, cet enjôleur. Il vient ! Comme par enchantement. Sans que rien ne l'annonce. Il sait faire de la musique. Quelques chuchotis contre notre écorce et frtt ! nous sommes faits. L'orgueil, toujours l'orgueil ! Quand une de nos feuilles s'envole, c'est un peu comme si nous avions des ailes. Ça nous fait oublier nos racines. C'est bon d'oublier ses racines. Comme il est bon aussi de s'en souvenir de temps en temps. Nous aurons tout l'hiver pour penser à ces choses.

 

La Femelle

 

C'est vrai, l'hiver viendra de bonne heure cette année. Je sens que toute ma sève se glace déjà ; comme si nous avions quelque choses à redouter.

 

Le Mâle

 

Bientôt, nous n'aurons plus que les étoiles entre nos branches. Déjà les oiseaux nous ont abandonné leurs nids ; et nos rameaux se balancent tout seuls ; par habitude, eux aussi.

 

La Femelle

 

Et que t'a-t-il dit encore, ce satané vent, pour te persuader ?

 

Le Mâle

 

Il m'a juré que celle-là ne finirait pas comme les autres ; qu'elle était promise à de grandes destinées. Devine un peu !

 

La Femelle

 

Elle ouvrira le bal dans la clairière !

 

Le Mâle

 

Mieux que ça !

 

La Femelle

 

Elle planera jusqu'au moulin et elle se noiera dans l'écluse !

 

Le Mâle

 

Penses-tu ! Les grandes destinées ne sont pas fatalement tragiques !

 

La Femelle

 

Elle se fera remarquer par les hommes ; et ils se l'arracheront.

 

Le Mâle

 

Même pas ! Il est vrai que le succès serait facile de ce côté-là.

 

La Femelle

 

Elle voyagera aux quatre coins du monde !

 

Le Mâle

 

Que non ! ma chère ! C'est bien plus simple que cela ! Et c'est pourquoi c'est si difficile à trouver, comme tout ce qui est simple. Tu te souviens comme elle était sérieuse ; si différente de ses sœurs... Je crois qu'elle a trouvé sa voie et qu'elle ne nous donnera plus de souci. Un écolier la rencontrera sur son chemin et l'emportera dans sa classe ; elle servira à faire une leçon de choses et il paraît qu'elle finira dans un livre ; et qu'elle y restera cent ans.

 

La Femelle

 

Et tu t'es laissé embobiner par une histoire pareille. Ta feuille n'est pas la Belle au bois dormant. A quoi sert de vivre cent ans dans ce monde si ce n'est que pour y dormir ?

 

Le Mâle

 

Tes idées de grandeur te reprennent... Et qu'y faisons-nous d'autre, je te le demande ?

 

La Femelle

 

Nous, c'est égal ! Notre vie n'est pas à refaire. Elle est presque toute derrière nous... A ta place, je ne l'aurais jamais laissée filer.

 

Le Mâle

 

Je sais, c'est ce qu'on se dit ; mais ce n'est pas parce que nous les aurons dorlotées qu'elles décrocheront la lune ; il faut bien qu'un jour ou l'autre elles nous quittent. (Regardant sa dernière feuille ) Et celle-là ? Je ne sais pas ce qui me retient de lui dire : " Allez ! va-t’en faire ta vie !" Elle est encore jeunette, c'est vrai ! Deux ou trois fois le lui ai donné la liberté

Elle n'a pas voulu y croire. Comme un oiseau prisonnier d'une main. Que cette main vienne à s'ouvrir et il flaire le piège ; où le piège n'est pas. Il ne prend pas tout de suite conscience que tout l'espace s'ouvre à lui et la main a le temps de se refermer. La liberté est une balle difficile à saisir au bond ; nous aussi, si la terre venait à nous faire grâce, à lâcher nos racines, nous ne saurions pas en profiter.

 

La Femelle

 

Forcément ! Si nous n'étions plus liés au sol, nous n'aurions plus longtemps à vivre ; la liberté signifierait notre perte.

 

Le Mâle

 

Et que signifie-t-elle pour nos feuilles ? Te l'es-tu jamais demandé ?

 

La Femelle

 

Si ! Quand elles se détachent de nous, elles sont condamnées. Mais la liberté fait partie de leur nature tout comme l'enracinement est un peu de la nôtre.

 

Le Mâle

 

Dans le fond, nous sommes bien contents que ces choses ne puissent arriver ; ça nous évite de prendre nos responsabilités. Nous sommes toujours satisfaits que ce soient les autres qui règlent notre destin, ou que notre naturel décide pour nous.

 

La Femelle

 

C'est vrai, ça nous fait une belle conscience. Eh ! bien, moi, si je pouvais m'en aller courir, ne fût-ce qu'à ma perte, je n'hésiterais pas, je tenterais l'aventure ; la curiosité serait la plus forte, je crois.

 

Le Mâle

 

J'ai eu aussi de ces pensées, autrefois. Mais c'est bien fini. Ce sont elles qui se sont enfuies de moi. Je voulais te quitter pour la seule joie du retour. Tu partirais, dis-tu ? Dans l'idée, c'est facile. On en a fait de ces voyages ! On veut toujours partir quand on sait que c'est impossible et qu'il n'y a pas de danger pour que l'occasion se présente. On y met une condition aussi solide qu'une chaîne. Pour partir, il faut avoir le courage de renaître ailleurs ; et quand on a tout bien pesé, on a laissé filer sa chance. On a attendu tout le temps qu'il fallait pour qu'il soit trop tard. Pour partir, il faudrait être emporté contre son gré, par la tempête ; par une rafale subite qui viendrait secouer tout le monde.

 

La Femelle

 

Et puis ? Est-ce qu'ailleurs, ce n'est pas comme ici ? A partir du moment où nous y sommes, tout doit recommencer comme avant. On se figure... on se figure...

 

Le Mâle

 

Ce que tu me dis là me prouve bien que tu ne partirais pas si l'occasion t'en était offerte. (Un silence)

 

 

La Femelle

 

Tu n'as rien senti ? J'ai eu le sentiment de n'être plus attaché à la glèbe. Pas toi ?

 

Le Mâle

 

Allons donc ! Tu te l'es imaginé. A force de penser les choses, on finit par les ressentir.

 

La Femelle

 

Hum ! Tu ne sens pas cette brise légère qui a dû caresser les mers. On y trouve des odeurs d'algues.

 

Le Mâle

 

Quelque promeneur aura écrasé un champignon.

 

La Femelle

 

Je suis sûre que j'ai senti une secousse !

 

Le Mâle

 

C'est la terre qui tremble sous tes pieds, pour te rappeler à ta condition d'arbre.

 

La Femelle

 

Ça ne fait rien ! C'est tellement beau de rêver qu'on est un autre être.

 

Le Mâle

 

Et c'est si utile pour accepter celui qu'on est, à défaut d'être celui qu'on se voudrait. C'est comme ça depuis que le monde est monde ; nous sommes des sous-employés quand nous passons des rêves à la vie.

 

La Femelle

 

La faute à qui ? A qui a fait le rêve ?

 

Le Mâle

 

A qui n'a pas fait la vie comme le rêve. Mais c'est bien ainsi ! On s'ennuierait si la réalité ne se démarquait pas de nos désirs. Si rien ne nous résistait, nous n'aurions plus pour espérance que voir un jour les choses se mettre en travers de nos chemins.

 

La Femelle

 

Ah ! C'est commode d'être satisfait de son sort ! Ça le rend supportable. Mais ça le rend supportable même au moment où il serait prêt à nous faire des concessions ; et ça lui ôte le goût de les faire... Je te dis que j'ai envie de bouger ; je veux aller dans la clairière. Nous sommes trop à l'étroit au milieu de cette futaie et je ne vais pas me morfondre ici en priant Dieu pour que les bûcherons fassent le vide autour de nous. Je veux de la lumière et je me la donnerai ; il ne faut compter que sur soi, pour ébranler sa condition ; je t'offre de m'accompagner.

 

 

Le Mâle

 

Je ne dis pas non ; mais il faut que je réfléchisse. Le moment est peut-être mal choisi ? On ne peut pas tout quitter comme ça ; sans regret, sans attendrissement. L'endroit qui nous a vu naître, la terre qui nous a nourris, le trou de ciel qui nous a donné le vertige pour nous faire grimper à sa rencontre ; nos aînés qui nous ont protégés de leur ombre, contre les rigueurs de l'été et de leurs branches basses contre les morsures du froid. On ne renie pas, comme ça, la moitié d'une vie. Quand on le voudrait, il en restera quelque chose.

 

La Femelle

 

Tu ne dois rien emporter de ce lieu. Si tu prends le temps d'examiner le pour et le contre, jamais tu ne partiras et je suis bien bête de t'attendre. Tes hésitations risquent de me dissuader.

 

Le Mâle

 

Laisse-moi contempler une dernière fois les sous-bois de fougères qui font des rondes autour de nous. Que j'emporte au moins cette image ! Au cas où les voisins d'ailleurs seraient pires que ceux d'ici.

 

La Femelle

 

Celui qui s'embarrasse de souvenirs se charge de regrets. Toujours les images. Les souvenirs. Ce sont bien eux qui nous font nous contenter d'une réalité médiocre. Tu commences à le trouver beau ton coin. Maintenant que tu vas le quitter.

 

Dès que nous aurons fait le premier pas, ne te retourne plus pour le revoir ; tu ne pourrais plus avancer et je serais obligée de fuir seule. Il a fallu que nous essayions assez d'y vivre pour que tu lui trouves des charmes. Dieu sait pourtant si tu l'as décrié. Tu trouvais les sous-bois trop sombres, les broussailles trop parfumées ; la vue trop étroite, les autres arbres trop noueux, l'horizon trop lointain. Il n'est pas jusqu'à ce rocher que tu ne poursuivais de tes malédictions. Il ne te semble plus aussi laid, aussi vide d'âme maintenant que tu t'en détaches. Tu vas y remarquer de la mousse. Les fleurs, ces sottes fleurs qui te faisaient enrager à propos de tout, à propos de rien, elles vont te paraître naïves, ingénues ; elles vont te manquer. Les promeneurs qui cherchent des châtaignes et nous abreuvent de réflexions stupides, je sais que tu vas les trouver drôles et pleins d'esprit.

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