Au pied du suc
De la clarté à l'hermétisme en poésie
Le problème se pose, en poésie, depuis que les auteurs ont considéré que c'était au lecteur de se faire sa propre idée, son propre sens, sur ce qu'il lit, de savoir jusqu'où on peut aller de la clarté à l'hermétisme. On n'en est pas resté – et cela depuis longtemps – au précepte de Nicolas Boileau qui professait dans son Art poétique : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, / et les mots pour le dire arrivent aisément. » Jusqu'au XIXe siècle, les poètes se sont attachés à suivre cet exemple. Peu à peu commença la dérive et l'on peut se demander si elle n'est pas allée trop loin. Petit à petit, on vit s'installer, l'obscurité, l'ambiguïté, l'hermétisme plus ou moins partiel, plus ou moins total.
Du temps de Boileau qui veut absolument appeler chat un chat, époque qui est aussi celle de Descartes et de la Raison, la question ne se pose guère. Encore que... Tout a été dit, selon Jean de La Bruyère, la citation exacte étant : Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. ( Les Caractères, ou les mœurs de ce siècle ). Au siècle suivant, celui des Lumières, la clarté ne peut qu'être là aussi. On va bientôt penser différemment. Puisqu'on a fait, semble-t-il, le tour des choses, il faut bien trouver autre façon de dire ces choses. Ce qui ne change pas c'est éros, Thanatos, Vita, Anima qui restent les maîtres du jeu.
C'est donc dans la façon de dire que l'on pouvait faire du neuf. Mais le Grand Siècle, lui-même, ne disait il pas la même chose que les poètes de la Renaissance sous une autre forme ?
Avec le Romantisme, lesdites choses vont évoluer. La forme, puisqu'il est question d'elle, va s'affranchir de l'alexandrin. Et Rimbaud va le déniaiser beaucoup plus encore que Victor Hugo. (Je pense au Dormeur du Val )
Le Romantisme est par excellence l'épanouissement du mystère, de cette obscure clarté chère à Corneille, qui est si manifeste dans l'œuvre de Hugo qu'il s'agisse de ses poèmes ou de ses dessins. On recourt aux légendes, aux divinités, on invente d'autres sujets mais cela n'empêche pas de maintenir une grande clarté dans l'expression que l'on emploie. Le trouble commence véritablement avec les sonnets de Gérard de Nerval : Les Chimères. Il faut pour entrer dans le texte une sorte d'introduction sinon de traduction. Le plus obscur de ces sonnets, au moins à première lecture, c'est peut-être bien Artémis : En voici le premier quatrain :
La Treizième revient... C'est encor la première ;
Et c'est toujours la seule, – ou c'est le seul moment ;
Car tu es reine, ô toi ! La première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...
« Mes poèmes perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l'expression... » Si l'on en croit Nerval, il faut se délecter de la seule expression : le choix des mots, leur ambiguïté. Des universitaires se sont penchés sur la signification du poème. La Treizième, c'est l'heure. Nerval fait tout un jeu de cache-cache avec le temps, avec la mort. Mais est-il bien, ici, nécessaire de comprendre ? De tout comprendre pour apprécier ? N'y a-t-il pas une certaine beauté transcendante qui échappe à toute glose, à toute tentative d'exégèse?
On voit, en ce même XIXe, naître de nouveaux Arts poétiques : celui de Théophile Gautier qui préconise une grande rigueur de la forme : Oui, l'œuvre sort plus belle / D'une forme au travail / Rebelle, / Vers, marbre, onyx, émail... et plus loin, Sculpte, lime, cisèle; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant. ( L'ART in émaux et Camées ) De ce poème on retiendra encore : ... L'art robuste / Seul a l'éternité. Pour lui la fabrication d'un poème tient de la sculpture, et c'est cela seul qui peut assurer sa transmission à la postérité. On sent venir le Parnasse. Après lui, Paul Verlaine, bien sûr : De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l'Impair / plus vague et plus soluble dans l'air / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. ( L'Art poétique in Jadis et Naguère ) Il donne là l'exemple en employant le nonasyllabe. Les vers doivent d'abord chanter ; mais je souligne aussi plus vague et plus soluble dans l'air ( ibidem) . On est loin de Boileau. Rien de plus cher que la chanson grise, nous dit-il encore. Ce côté mystérieux, il va l'exalter plus encore dans un sonnet : Mon Rêve familier : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime / Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout a fait une autre, et m'aime et me comprend. On le voit ici, le lecteur peut broder tout à sa guise à partir des mots de l'auteur. On introduit l'onirisme dans la poésie. Mais c'est bien plus dans le contenu que dans la forme que cela prend assise. Nous sommes dans le symbolisme, l'impressionnisme. Le poème fait naître en nous des images. Nous sommes plus dans la peinture que dans la sculpture. Turner est passé par là. Il s'agit plus d'une évocation qui ne sort pas de la brume. Et puis, on reste dans la beauté pure ainsi que prouve le dernier vers : L'inflexion des voix chères qui se sont tues. Comme ces mots font du bien à l'oreille !
Comment ne pas faire cas de Rimbaud et de ses Illuminations ?
Prenons quelques vers en exemple :
O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l'ancienne inharmonie.
On ne comprend pas forcément, pas tout, mais ça nous parle encore. Ce n'est pas seulement parce que c'est du Rimbaud : Verlaine, l'ami de Rimbaud, à qui Arthur avait donné le manuscrit pour le faire imprimer, nous éclaire dans sa note accompagnant le recueil : «Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D'idée principale, il n'y en a, ou du moins nous n'y en trouvons pas. De la joie évidente d'être un grand poète, tels paysages féeriques, d'adorables amours esquissées et la plus haute ambition ( arrivée ) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir donner de l'ouvrage. ci-après. Au lecteur d'admirer en détail. »
Les choses vont encore changer avec Stéphane Mallarmé. Lui qui affirmera : « Ce n'est point avec des idées qu'on fait des vers, c'est avec des mots.» Pas avec toute son œuvre mais principalement avec le fameux sonnet en yx, ainsi qu'on le nomme habituellement. On va entrer dans une forme sinon d'obscurantisme, tout au moins de compréhension difficile, voire impossible pour qui n'est pas initié. Un peu comme si l'on voulait réserver l'appréhension du poème à quelques lecteurs privilégiés auxquels on aurait fourni le ou les codes. On n'est pas loin de l'ésotérisme.
Voici ce qu'écrivent, confondant sa vie et son œuvre, Gilbert Sigaux et Hughes Richard dans la notice consacrée à Stéphane Mallarmé ( éditions Rencontre - Anthologie de la Poésie française ) en se référant aux ouvrages d'Henri Mondor, spécialiste des Œuvres de Mallarmé :
«... les événements y sont des moments internes, des révolutions ( ou conquêtes) de l'esprit, du langage, qui demandent à être commentés tout autant que cités . » Autrement dit, il faut être dans la confidence pour comprendre. Mais a-t-on vraiment besoin de comprendre, de tout comprendre, lorsqu'un auteur nous gratifie d'une telle écriture ?
Mais laissons place à ce fameux sonnet :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore.
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
Peut-on faire la fine oreille en écoutant "sonner" ces vers ? L'auteur emploie les mêmes rimes d'un bout à l'autre de son texte, celles masculines dans les quatrains devenant féminines dans les tercets et vice-versa. L'aboli bibelot d'inanité sonore est justement célèbre. Comme chez Rimbaud, au lecteur d'admirer en détail. Mallarmé a donné lui-même les clefs de lecture dans la lettre qu'il écrivait à Eugène Lefébure : « Enfin, comme il se pourrait toutefois que rythmé par le hamac et inspiré par le laurier, je fisse un sonnet, et que je n'ai que trois rimes en -ix, concertez-vous pour m'envoyer le sens réel du mot ptyx, on m'assure qu'il n'existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup afin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. » On pense à Victor Hugo et son fameux "Jérimadeth"
C'est un peu la même chose avec Paul Valéry et son Cimetière marin. On a besoin d'une explication, celle qu'on pourrait tenter de faire risquerait de ne pas être la bonne :
Je cite les premiers vers :
Ce toit tranquille où marchent des colombes
Entre les pins palpite, entre les tombes.
Midi le juste y compose de feux,
La mer, la mer toujours recommencée ...
On a besoin de savoir que le toit, c'est la mer, que les colombes, ce sont les bateaux à voiles. On pourrait peut-être le deviner mais imaginer aussi tout autre chose. Dans l'Anthologie des Poètes du XIXe siècle de E. Maynal, celui-ci dans une note, je cite : ...à l'excellent commentaire que M. Frédéric Lefèvre a fait de cette pièce dans son livre : Entretiens avec Paul Valéry. ( il y a donc bien eu communication avec l'auteur. ) Le texte de Valéry est par ailleurs un pur chef d'œuvre mais la poésie doit-elle ne plus être qu'un échange entre universitaires ? Heureusement, les explications ont filtré.
Des tas d'autres poètes devraient encore être cités, comme Lautréamont et Les Chants de Maldoror... Et par la suite, l'OULIPO, certains textes de René Char et des tas d'autres... mais je ferais volontiers une place à Henri Michaux avec Le grand combat
Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
Michaux conserve le bénéfice de la syntaxe et il invente tous ses mots. C'est un beau tour de force parce que cela nous parle mais on pourrait difficilement multiplier ce genre d'expérience. Le mot expérience me convient tout à fait : elles sont toutes intéressantes mais on ne peut pas les reproduire pour tout un recueil, encore moins pour toute une œuvre, sauf à trouver pour chaque poème un tour différent.
Nous ne pouvons pas, non plus, ignorer le Surréalisme qui a tant fait pour libérer la poésie, pour l'ouvrir à plein d'autres choses, jusqu'à faire les pires abus ; je pense à Louis Aragon, si génial par ailleurs, qui se permet de faire tout un poème avec un seul mot : Persiennes utilisé de la manière suivante : trois fois, puis treize fois de suite, puis de nouveau trois fois et pour finir une fois avec un point d'interrogation. Plus le titre ! Que ne l'a-t-il disposé ainsi, à la façon des calligrammes ? Au moins, ça ressemblerait à quelque chose.
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Persiennes Persiennes Persiennes
Le même Aragon fait un poème intitulé Suicide avec les seules lettres de l'alphabet disposées ainsi : a b c d e f g / h i j k l m n / o p q r s t u / v w x y z. Je ne vais pas continuer avec la poésie contemporaine souvent devenue complètement hermétique qui, de plus, adopte les dispositions les plus improbables. On pourrait me réclamer des droits d'auteur. Ceux qui vont me lire ont certainement été confrontés à ce genre de problème. On lit, on ne sait pas ce qu'on lit, on ne sait plus ce qu'on a lu. Certains y vont de toute une broderie en prose, parallèle au texte, pour que ça fasse bien et que le lecteur soit mis dans la confidence. Cela me fait penser à ces expositions de tableaux, où, à côté de l'œuvre, les explications qu'on en donne ont plus d'importance que le tableau lui-même.
Heureusement que parallèlement à ce qui se publie chez certains éditeurs, il y a toute cette poésie populaire, classique ou néoclassique, voire libérée qui a quelque chose à dire, avec des poèmes dont il reste quelque chose après qu'on les a lus. Ne serait-ce que l'envie de les relire. Pour terminer, je me demande s'il ne faut pas revenir à une certaine quête du sens en matière de poésie? Dans la préface de son livre Réelles Présences ( les Arts du sens) ( nrf essais ) George Steiner nous dit : «... c'est la rigueur des propos de Rimbaud et de Mallarmé qui propagea le séisme, le dérèglement du sens, que nous subissons à présent.» La Poésie peut donc sans revenir en arrière, sans renier les avancées qu'elle a pu faire, retrouver une forme qui soit plus à la portée du lecteur, qui ne soit pas, en tout cas, un simple gargarisme avec les mots.
Voici ce qu'écrit encore Jeanne Champel-Grenier dans une lettre qu'elle m'adresse, à propos de l'hermétisme :
«...le goût du secret et du mystère pour donner le sentiment de richesse obscure inaccessible ou du moins par un petit groupe d'initiés, voire un seul individu !!! Je pense qu'il doit y avoir de cela dans l'hermétisme littéraire : utiliser un niveau de langage nébuleux pour laisser entendre qu'on baigne dans un monde de l'esprit que seuls des super cerveaux peuvent atteindre; et dans quel but ? s'auto-congratuler ? C'est du narcissisme maladif poussé au vice, non ? En tous cas, un goût maladif de l'exclusivité improbable ( improbable dans son sens premier ) qui nourrit l'obscurantisme source de toutes les manipulations. »
Comment ne pas être d'accord ?
Louis Delorme