Au pied du suc
L'hiatus
Que nous dit le Littré à propos du hiatus ? « Hiatus, du latin hiare, être béant, parce que la bouche reste ouverte dans l'hiatus.» En poésie c'est la rencontre de deux voyelles sans élision possible. On considère qu'il y a hiatus dans « il y a », dans « vous avez eu une affaire avec lui.» mais lorsque le premier mot se termine par un e muet ou que le second commence par un h aspiré, on dit qu'il n'y a pas d'hiatus. ( N.B. il n'y a pas d'h aspiré au mot hiatus d'où l'élision du e )– « La robe qu'elle avait portée avait une tache. » « Il a happé l'hameçon. » – ce qui de nos jours est contestable car le e, dit muet, n'est pas du tout prononcé, pas plus que le h aspiré. L'hiatus est particulièrement désagréable lorsque c'est la même voyelle qui se répète : « Il aura affaire à moi. » Lorsque les deux voyelles ont des sons nettement différents, l'hiatus n'est pas mal perçu par l'oreille : « J'ai enterré un ami de toujours.».
Littré cite la lettre de D'Alembert à Voltaire : « Il y a des hiatus choquants, il y en a d'agréables. Notre poésie me paraît même ridicule sur ce point ; on rejette : j'ai vu mon père immolé à mes yeux ; et on admet : j'ai vu ma mère immolée à mes yeux. Ne devrait-on pas dire que c'est une puérilité, et souvent un défaut contraire à la simplicité du style, que le soin minutieux d'éviter les hiatus...» ( Lettre à Voltaire du 11 mars 1770.) Dans la seconde phrase d'Alembert fait allusion à la mode qui sévissait alors d'éviter les hiatus même dans la prose.
Au Moyen-âge tout comme au début de la Renaissance, il n'était pas question de hiatus. C'est Malherbe qui le premier fixa des règles intransigeantes et il fut applaudi par Boileau ; on connaît le célèbre : « Enfin Malherbe vint... » On sait aussi comment Boileau a, dans son Art poétique, fustigé Ronsard qui connut alors une éclipse jusqu'à ce que les Romantiques ne le remettent au grand jour, ( au goût du jour ) qu'il n'a pas quitté depuis.
RONSARD, qui le suivit, ( Il parle de MAROT ) par une autre méthode,
Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
Mais sa Muse, en français parlant grec et latin,
Vit, dans l'âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
Seulement voilà, Ronsard est connu pour des centaines de poèmes alors que Malherbe ne l'est que pour deux vers : « Et Rose, elle a vécu ce que vivent les roses / L'espace d'un matin. » ( Consolation à M. Du Périer, Gentilhomme d'Aix-en-Provence, sur la mort de sa fille. )
Des hiatus chez Ronsard, il n'en manque pas : « Et votre fasce y est si bien enclose». (Sonnet VI pour Astrée. ) « L'homme est bien sot qui aime sans connaître ». ( Madrigal I pour Astrée ) « Qui en vivant en cent formes me mue ». ( Le Second Livre des Amours - CXLIV ) On le voit dans ces exemples, un hiatus n'entache pas forcément la beauté d'un vers. La Fontaine, qui fut l'ami de Boileau, a fait lui aussi un art à sa mode et il a bien fait. Il ne s'embarrasse pas du fait qu'il y ait un hiatus dans l'un des vers de La Colombe et la Fourmi : «Une fourmis y tombe » Il ajoute un s à fourmi. Et tout le monde s'accorde pour dire que notre fabuliste est un des grands génies de notre littérature. Il aurait, selon Michèle Aquien, dans son Dictionnaire de Poétique utilisé une orthographe archaïque du mot fourmi.
éviter à tout prix l'hiatus, c'est se priver de qui et de où suivis du verbe avoir ou du verbe être ( qui ai, qui as, qui ont, qui es, qui est ), c'est éliminer des expressions comme peu à peu, oui ou non, et pour moi, cela conduit à un appauvrissement de la langue. Certes il faut au mieux préserver la musicalité du vers. Ce n'est pas pour rien mais bien pour l'euphonie que l'on a inventé le -t- ( entre deux traits d'union ) pour la forme interrogative : «A-t-il bien déjeuné ? » C'est le même souci qui conduit à écrire l'on au lieu de on, donnes-en et vas-y avec un s qui n'existe pas à l'impératif. Et que dire des hiatus internes au mot ? Jouir, ouïr, ( que certains évitent en n'en faisant qu'un seul pied ) lier...
Les auteurs du XIXe siècle, mis à part les Parnassiens qui les ont plutôt renforcées, ont un peu abandonné les rigueurs de Boileau. Mais l'hiatus reste farouchement proscrit. J'en ai trouvé un cependant chez Baudelaire dans Le Crépuscule du matin : « Les maisons çà et là commençaient à fumer. » ( Les Fleurs du mal - CIII ) Mais il s'agit là d'employer une expression courante qu'on ne saurait interdire.
Et ceux du XXe siècle ? Apollinaire dans Mai écrit : « Le joli mai a paré les ruines.» (in Alcools - Mai ) Aragon dans Prélude à la Diane française écrit : « L'homme où est l'homme l'homme l'homme... » et il poursuit à la strophe suivante : « Où est l'amour l'amour l'amour ».
Que faut-il en conclure ? Appliquons des règles mais ne les faisons pas trop strictes. Trop de rigueur par le passé, a desséché la poésie. Ensuite, on a tout abandonné, le rythme, la clarté, on a aligné des mots sans suite, on a saucissonné la phrase pour en faire de prétendus vers qui n'avaient rien à voir avec le poème...
A une époque où on laisse plus ou moins tomber les liaisons ( certaines sont très difficiles à faire et sont même ridicules quand on insiste ) on multiplie en disant les textes les hiatus. Qui va prononcer : Mon père ce héros z' au sourire si doux ? (Victor Hugo : La Légende des siècles - Après la bataille ) Les hiatus n'y sont pas dans l'écriture, certes, mais ils apparaissent bel et bien à l'oreille. Je crois qu'il faut combattre cette façon de dire. Il ne faut pas cependant appuyer par trop les liaisons. La diction est un art. Je répète ce que j'ai dit plus haut : la rencontre de deux voyelles n'est pas forcément désagréable à l'oreille si celles-ci ont des sonorités nettement différentes. C'est au poète d'être musicien.