Au pied du suc
Les beaux vers
Dans la poésie dite classique, on avait à cœur de trouver de beaux vers, notamment pour la chute du poème : es vers qui sonnent bien, des vers qui marquent, qui frappent l'esprit au point qu'on les retienne. Au théâtre aussi, il s'en trouve. On cite souvent celui de Racine, considéré comme le plus beau vers de langue française :
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
( Phèdre - Acte IV - 2 - Hippolyte )
Qu'est-ce qui fait la beauté de ce vers ? D'abord le fait qu'il ne comporte que des mots d'une syllabe 1, le fait qu'il constitue un tout, mais aussi la richesse des sonorités, leur variété : e - ou - è - a - u - u - e - e - on - e on -e. Et peut-être aussi la répétition du u, du e et du on. Joue aussi la finale r de jour, de pur et de cœur qui étire le son. Enfin la belle image de celui qui défend sa cause. Le vers se coupe en 2 + 4 + 3 + 3, les syllabes accentuées étant jour, pur, fond et cœur. Cette musique plaît infiniment à l'oreille. Le travail d'explication que je fais là, bien sûr, Racine ne l'a pas fait. Il se fie à son instinct, à son oreille de musicien. Mais aussi à l'émotion qu'il ressent et qu'il communique à son personnage. C'est là qu'est sans doute le génie.
D'autres beaux vers bien léchés ?
De Victor Hugo :
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles
( La Légende des siècles - Booz endormi )
On pourrait se livrer au même exercice que précédemment. Là, c'est l'image qui prime. On a dit de Victor Hugo que c'est un visionnaire. Visionnaire, il ne l'est pas que du futur, il l'est aussi dans sa façon d'appréhender la réalité. Il voit la lune comme une faucille dans le champ de blé que constitue la myriade d'étoiles.
Un beau vers, ce sont des mots qui coulent de source, comme une eau claire et pure, auxquels on ne saurait changer un iota. Une musique qui satisfait à la fois l'oreille et l'esprit. Ainsi, de Jean d e La Fontaine, dans sa fable, Le Héron :
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.
On s'y voit, on y croit, cela suscite, ressuscite en nous des images de beauté.
Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse
chante Alfred de Vigny dans La Mort du loup. Il s'agit là d'opposer deux choses : le silence du loup qui meurt sans jeter un cri à la faiblesse de ceux qui geignent.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
( Le Cid Acte IV - 3 - Rodrigue )
Ici plutôt, l'oxymore que constitue l'obscure clarté.
L'accumulation d'une même sonorité peut aussi donner un vers qui marque, plutôt que beau d'ailleurs :
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?
(Racine - Andromaque - ACTE V- 5 - Oreste )
Succession de cinq allitérations sur la lettre s. L'allitération n'est pas gratuite elle exprime l'insupportable. Au contraire, chez Baudelaire elle marque, dans l'Albatros, le mouvement du bateau :
Le navire glissant sur les gouffres amers.
De beaux vers, on en trouve quasiment chez tous nos grands poètes : citons en quelques-uns sur lesquels tout le monde s'accorde. La liste ne saurait être exhaustive :
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher
( Baudelaire encore - Les Fleurs du mal - l'Albatros.
L'espoir luit comme un brin de palle dans l'étable
( Verlaine - Sagesse III )
On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
(Arthur Rimbaud : Poésie - Roman )
Paris plus déchirant qu'un cri de vitrier
écrit Louis Aragon à propos de la capitale sous l'occupation. ( in Les Yeux d'Elsa - Plus belle que les larmes )
Chez Jean Cocteau, dans Vocabulaire ( la Sirène ) on trouve :
A force de plaisirs notre bonheur s'abîme.
Les beaux vers vont souvent par deux, un seul ne pouvant exprimer toute l'idée contenue dans la phrase. les mêmes caractères s'y retrouvent : la fluidité, les images, l'opposition, le contraste, et surtout l'équilibre entre les deux hémistiches, la grandeur de l'idée exprimée, l'émotion partagée, l'embarquement pour le rêve . Ce sont presque toujours des alexandrins. Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin
( François de Malherbe - Consolation à Du Périer sur la mort de sa fille. )
De Racine encore ( Phèdre Acte I - 3 - Phèdre )
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
De Voltaire :
Les mortels sont égaux : ce n'est point la naissance,
C'est la seule vertu qui fait la différence.
( Voltaire : Le Fanatisme ou Mahomet le prophète )
Mais toujours la jeunesse éclatante et vermeille
Fleurit dans ton sourire et brille dans tes yeux.
(Théodore de Banville : sonnet : A ma mère )
De Charles Baudelaire :
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfant,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies
( Les Fleurs du mal - Correspondances )
De Paul Verlaine :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime et qui m'aime
( Poèmes saturniens - Mon rêve familier )
De Louis Aragon :
Tes yeux sont si profonds qu'en m'y penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
( in Les Yeux d'Elsa )
Des alexandrins mais pas toujours quand même :
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
( Guillaume Apollinaire - Alcools - Le Pont Mirabeau )